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La Spatule
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Pages 202 à 221 de l'HISTOIRE NATURELLE DES OISEAUX, Tome Quatorzième de l’HISTOIRE NATURELLE, GÉNÉRALE ET PARTICULIÈRE
de M. de Buffon.
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LA SPATULE
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Quoique la spatule soit une figure très caractérisée & même singulière, les Nomenclateurs n’ont pas laissé de la confondre sous des dénominations impropres & étrangères, avec des oiseaux tous différents ; ils l’ont appelée " héron blanc " (b) & " pélican " (c), quoiqu’elle soit d’une espèce différente de celle du héron (d) (*), & même d’un genre fort éloigné du véritable pélican ; ce que Bélon reconnaît, en même temps qu’il lui donne le nom de " poche ", ce qui n’appartient encore qu’au pélican (e), & celui de " cuiller ", qui désigne plutôt le phénicoptère ou flamant, qu’on appelle " bec-à-cuiller ", ou le savacou qu’on nomme aussi " cuiller " ; le nom de " pale " ou " palette " conviendrait mieux, ce qui se rapproche de celui de la " spatule " que nous avons adopté, parce qu’il a été reçu ou a son équivalent dans la plupart des Langues (f), & qu’il caractérise la forme extraordinaire du bec de cet oiseau ; ce bec aplati dans toute sa longueur, s’élargit, en effet, vers l’extrémité, en manière de spatule, & se termine en deux plaques arrondies, trois fois aussi larges que le corps du bec même ; configuration d’après laquelle Klein donne à cet oiseau le surnom " anomaloroster " ; ce bec anomal (****), en effet, par sa forme, l’est encore pas sa substance qui n’est pas ferme, mais flexible comme du cuir, & qui, par conséquent, est très peu propre à l’action que Cicéron & Pline lui attribuent, en appliquant mal à propos à la spatule, ce qu’Aristote a dit avec beaucoup de vérité du pélican ; savoir, qu’il fond sur les oiseaux plongeurs & leur fait relâcher leur proie, en les mordant fortement par la tête (h) ; sur quoi, par une méprise inverse, on a attribué au pélican le nom de " platelea ", qui appartient réellement à la spatule. Scaliger, au lieu de rectifier ces erreurs, en ajoute d’autres : après avoir confondu la spatule & le pélican, il dit, d’après Suidas, que le " pellicanos " est le même que le " dendrocolaptès ", coupeur d’arbres, qui est le pic (i) ; &, transportant ainsi la spatule du bord des eaux au fond des bois, il lui fait percer les arbres avec un bec uniquement propre à fendre l’eau ou fouiller la vase (k).
     En voyant la confusion qu’a répandue la Nature, cette multitude de méprises scientifiques, cette fausse érudition, entassée sans connaissance des objets, & ce chaos des choses & des noms encore obscurcis par les Nomenclateurs, je n’ai pu m’empêcher de sentir que la Nature, partout belle & simple, eût été plus facile à connaître en elle-même qu’embarrassée de nos erreurs, ou surchargée de nos méthodes, & que malheureusement on a perdu pour les établir & les discuter, le temps précieux qu’on a employé à la contempler & à la peindre.
     La spatule est toute blanche, elle est de la grosseur du héron, mais elle a les pieds moins hauts & le cou moins long, & garni de petites plumes courtes ; celles du bas de la tête sont longues & étroites, elles forment un panache qui retombe en arrière ; la gorge est couverte & les yeux sont entourés d’une nue ; les pieds & le nu de la jambe, sont couverts d’une peau noire, dure & écailleuse ; une portion de membrane unit les doigts vers leur jonction, & par son prolongement les frange & les borde légèrement jusqu’à l’extrémité ; des ondes noires transversales se marquent sur le fond de couleur jaunâtre du bec dont l’extrémité est d’un jaune quelquefois mêlé de rouge ; un bord noir tracé par une rainure, forme comme un ourlet relevé tout autour de ce bec singulier, & l’on voit en dedans une longue gouttière sous la mandibule supérieure ; une petite pointe recourbée en dessous, termine l’extrémité de cette espèce de palette qui a vingt-trois lignes dans sa plus grande largeur, & paraît intérieurement sillonnée de petites stries qui rendent sa surface un peu rude & moins lisse qu’elle ne l’est en dehors ; près de la tête, la mandibule supérieure est si large & si épaisse que le front semble y être entièrement engagé ; les deux mandibules, près de leur origine, sont également garnies intérieurement vers les bords de petits tubercules ou mamelons sillonnés, lesquels, ou servent à broyer les coquillages que le bec de la spatule est tout propre à recueillir, ou à retenir & arrêter une proie glissante ; car il paraît que cet oiseau se nourrit également de poissons, de coquillages, d’insectes aquatiques & de vers.
     La spatule habite les bords de la mer, & ne se trouve que rarement dans l’intérieur des terres (l), si ce n’est sur quelques lacs (m), & passagèrement aux bords des rivières, elle préfère les côtes marécageuses, on la voit sur celles du Poitou, de la Bretagne (n), de la Picardie & de la Hollande : quelques endroits sont même renommés par l’affluence des spatules qui s’y rassemblent avec d’autres espèces aquatiques, tels sont les marais de Sevenhuis, près de Leyde (o).
     Ces oiseaux font leur nid à la sommité des grands arbres voisins des côtes de la mer, & le construisent de bûchettes ; ils produisent trois ou quatre petits ; ils font grand bruit sur ces arbres dans le temps des nichées, & y reviennent régulièrement tous les soirs se percher pour dormir (p).
     De quatre spatules décrites par M.rs de l’Académie des Sciences (q), & qui étaient toutes blanches, deux avaient un peu de noir au bout de l’aile, ce qui ne marque pas une différence de sexe, comme Aldrovande l’a cru, ce caractère s’étant trouvé également dans un mâle & dans une femelle ; la langue de la spatule est très petite, de forme triangulaire, & n’a pas trois lignes en toutes dimensions ; l’oesophage se dilate en descendant, & c’est apparemment dans cet élargissement que s’arrêtent et se digèrent les petites moules & autres coquillages que la spatule avale, & qu’elle rejette quand la chaleur du ventricule en a fondu la chair (r) ; elle a un gésier doublé d’une membrane calleuse, comme les oiseaux granivores ; mais au lieu des ‘caecum’, qui se trouvent dans ces oiseaux à gésier, on ne lui remarque que deux petites éminences très courtes à l’extrémité de l’’ileon’ ; les intestins ont sept pieds de longueur ; la trachée-artère est semblable à celle de la grue, & fait dans le thorax une double inflexion ; le coeur a un péricarde, quoique Aldrovande dise n’en avoir point trouvé.
     Ces oiseaux s’avancent en été jusque dans la Bothnie occidentale & dans la Lapponie, où l’on en voit quelques-uns suivant Linnaeus ; en Prusse, où ils ne paraissent également qu’en petit nombre, & où durant les pluies d’automne ils passent en venant de Pologne (t) ; Rzaczynski dit qu’on en voit, mais rarement en Volhinie (u) ; il en passe aussi quelques-uns en Silésie dans les mois de septembre & d’octobre (x) (*) ; ils habitent, comme nous l’avons dit, les côtes occidentales de France ; on les retrouve sur celles d’Afrique, à Bissao, vers Sierra-Leona (y) ; en Egypte, selon Granger (z) ; au cap de Bonne-Espérance, où Kolbe dit qu’ils vivent de serpents autant que de poissons, & où on les appelle " slangenvreeter ", " mange-serpents " (a) (*) ; M. Commerson a vu des spatules à Madagascar, où les insulaires leur donnent le nom de " sangali-am-bava ", c’est-à-dire, " bêche au bec " (b). Les Nègres, dans quelques cantons, appellent ces oiseaux " vang-van " ; & dans d’autres " vourou-doulon ", " oiseaux du diable " ; par des rapports superstitieux (c) (*). L’espèce, quoique peu nombreuse, est donc très répandue, & semble même avoir fait le tour de l’ancien continent. M. Sonnerat l’a trouvée jusqu’aux îles Philippines (d) ; & quoiqu’il en distingue deux espèces, le manque de huppe, qui est la principale différence de l’une à l’autre, ne nous paraît pas former un caractère spécifique, &, jusqu’à ce jour, nous ne connaissons qu’une seule espèce de spatule, qui se trouve être à peu près la même du Nord au Midi, dans tout l’ancien continent ; elle se trouve aussi dans le nouveau, & quoiqu’on ait encore ici divisé l’espèce en deux, on doit les réunir en une, & convenir que la ressemblance de ces spatules d’Amérique avec celle d’ Europe est si grande, qu’on doit attribuer leurs petites différences à l’impression du climat.
La spatule d’Amérique (e) est seulement un peu moins grande que celle d’Europe ; elle en diffère encore par la couleur de rose ou d’incarnat qui relève le fond blanc de son plumage sur le cou, le dos & les flancs ; les ailes sont plus fortement colorées, & la teinte de rouge va jusqu’au cramoisi sur les épaules & les couvertures de la queue, dont les pennes sont rousses ; la côte de celles de l’aile est marquée d’un beau carmin ; la tête comme la gorge est nue ; ces belles couleurs n’appartiennent qu’à la spatule adulte ; car on en trouve de bien moins rouges sur tout le corps & encore presque toutes blanches, qui n’ont point la tête dégarnie, & dont les pennes de l’aile sont en partie brunes, restes de la livrée du premier âge. Barrère assure (f) qu’il se fait dans le plumage des spatules d’Amérique, le même progrès en couleur avec l’âge, que dans plusieurs oiseaux, comme les courlis rouges & les phénicoptères ou flamants, qui, dans leurs premières années, sont presque tout gris ou tout blancs, & ne deviennent rouges qu’à la troisième année ; il résulte de là que " l’oiseau couleur de rose " du Brésil, ou l’ " ajaia " de Marcgrave (g), décrit dans son premier âge, avec les ailes d’un incarnat tendre ; la spatule cramoisie de la Nouvelle Espagne, ou la " tlauhquechul " de Fernandez, décrite dans l’âge adulte, ne sont qu’un seul et même oiseau. Marcgrave dit qu’on en voit quantité sur la rivière de Saint-François ou de Serégippe, & que sa chair est assez bonne. Fernandez lui donne les mêmes habitudes qu’à notre spatule, de vivre au bord de la mer, de petits poissons, qu’il faut lui donner vivants quand on veut la nourrir en domesticité (h) (*), " ayant ", dit-il, " expérimenté qu’elle ne touche point aux poissons morts " (i).
     Cette spatule couleur de rose se trouve dans le nouveau continent, comme la blanche dans l’ancien, sur une grande étendue, du Nord au Midi ; depuis les côtes de la Nouvelle Espagne & de la Floride (k) (*), jusqu’à la Guyane & au Brésil : on la voit aussi à la Jamaïque (l), & vraisemblablement dans les autres îles voisines ; mais l’espèce peu nombreuse n’est nulle part rassemblée : à Cayenne, par exemple, il y a peut-être dix fois plus de courlis que de spatules, leurs plus grandes troupes sont de neuf ou dix au plus, communément de deux ou trois, & souvent ces oiseaux sont accompagnés des phénicoptères ou flamants. On voit, le matin & le soir, les spatules au bord de la mer, ou sur des troncs flottants près de la rive ; mais, vers le milieu du jour, dans le temps de la plus grande chaleur, elles entrent dans les criques, & se perchent très haut sur les arbres aquatiques ; néanmoins elles sont peu sauvages, elles passent en mer très près des canots, & se laissent approcher assez à terre pour qu’on les tire, soit posées, soit au vol ; leur beau plumage est souvent sali par la vase où elles entrent fort avant pour pêcher. M. de la Borde, qui a fait ces observations sur leurs moeurs, nous confirme celle de Barrère au sujet de la couleur, & nous assure que ces spatules de la Guyane ne prennent qu’avec l’âge & vers la troisième année cette belle couleur rouge, & que les jeunes sont presque entièrement blanches (m).
     M. Baillon, auquel nous devons un grand nombre de bonnes observations, admet deux espèces de spatules, & me mande que toutes deux passent ordinairement sur les côtes de la Picardie dans les mois de novembre & d’avril, & que ni l’une ni l’autre n’y séjournent ; elles s’arrêtent un jour ou deux près de la mer & dans les marais qui en sont voisins, & paraissent être très sauvages.
La première est la spatule commune, qui est d’un blanc fort éclatant, & n’a point de huppe. La seconde espèce est huppée & plus petite que l’autre, & M. Baillon croit que ces différences, avec quelques autres variétés dans les couleurs du bec & du plumage, sont suffisantes pour en faire deux espèces distinctes & séparées.
     Il est aussi persuadé que toutes les spatules naissent grises comme les hérons-aigrettes, auxquelles elles ressemblent par la forme du corps, le vol & les autres habitudes ; il parle de celles de Saint-Domingue comme formant une troisième espèce, mais il nous paraît, par les raisons que nous avons exposées ci-devant, que ce ne sont que des variétés qu’on peut réduire à une seule & même espèce, parce que l’instinct & toutes les habitudes naturelles, qui en résultent, sont les mêmes dans ces trois oiseaux.
     M. Baillon a observé sur cinq de ces spatules qu’il s’est donné la peine d’ouvrir, que toutes avaient le sac rempli de crevettes, de petits poissons & d’insectes d’eau, & comme leur langue est presque nulle, & que leur bec n’est ni tranchant ni garni de dentelures, il paraît qu’ils ne peuvent guère saisir ni avaler des anguilles ou d’autres poissons qui se défendent, & qu’ils ne vivent que de très petits animaux, ce qui les oblige à chercher continuellement leur nourriture.
     Il y a apparence que ces oiseaux font, dans de certaines circonstances, le même claquement que les cigognes avec leur bec ; car M. Baillon en ayant blessé un, observa qu’il faisait ce bruit de claquement, & qu’il l’exécutait en faisant mouvoir très vite et successivement les deux pièces de son bec, quoique ce bec soit si faible qu’il ne peut serrer le doigt que mollement.
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(*) Notes :
    
(d) (réf : La spatule, p. 204) " Il serait difficile, disent MM. de l’Académie, de justifier l’idée de placer cet oiseau parmi les hérons, les différences étant trop fortes & trop nombreuses, & les ressemblances, comme d’avoir un panache sur la tête, de vivre de poissons, trop faibles & trop communes avec d’autres espèces. " Mémoires de l’Académie des Sciences, depuis 1666 jusqu’en 1669, tome III, partie III, page 23.
     (x) (réf : Ibid., p. 212) Aviar. Siles., page 314. Schwenckfeld en cet endroit paraît confondre le pélican avec la spatule, puisqu’il y rapporte, d’après Isidore & Saint Jérôme, la fable de la résurrection des petits du pélican, par le sang qu’il verse de sa poitrine, quand le serpent les lui a tués.
     (a) (réf : Ibid., p. 213) Kolbe. Description du Cap de Bonne-Espérance, tome III, page 173 ; sa notice n’est pas juste en tout, & il nomme mal à propos l’oiseau " pélican " ; mais la figure est celle de la spatule.
     (c) (réf : Ibid., p. 213) Les Nègres lui donnent ce nom, parce que lorsqu’ils l’entendent, ils s’imaginent que son cri annonce la mort de quelqu’un du village. Note laissée par M. Commerson.
     (h) (réf : Ibid., p. 217) La spatule d’Europe ne refuse pas de vivre en captivité ; on peut, dit Bélon, la nourrir d’intestins de volailles. Klein en a longtemps conservé une dans son jardin, quoiqu’elle eût eu l’aile cassée d’un coup de feu.
     (k) (réf : Ibid., p. 218) Voyez le Page du Pratz, Histoire de la Louisiane, tome II, page 116. " On nous a envoyé de la Balize (à la Nouvelle Orléans) un gros oiseau qu’on appelle spatule, à cause de son bec qui a cette forme ; il a le plumage blanc, qui devient d’un rouge clair : il se rend familier, & reste dans les basse-cours. " Extrait d’une lettre de M. de Fontette, du 20 octobre 1750.
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(****) se dit d’une forme ou d’une construction qui présente un caractère aberrant par rapport à un type ou une règle ; LE NOUVEAU PETIT ROBERT 2000  (ndlr)..
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