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.. (à paraître)  <romans>....

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le neveu
de barbe-bleue

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d'Anne-Marie Simond.
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(Extraits)

 

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... Oncle Félix se penchait entre ses jambes écartées, il ouvrit son chéquier sur la table basse et inscrivit les chiffres de la somme qu’il me prêtait en me posant la question traditionnelle : « Donald, je te prête volontiers de l’argent, tout le monde sait dans la famille que mon frère est un grippe-sou, mais dis-moi, qu’est-ce que tu fais pour être continuellement sans le sou ? est-ce que tu aurais commis un crime ? un maître chanteur te ferait-il cracher au bassinet ?... le neveu d’un avocat général, un criminel, quelle parenté savoureuse, en vérité. », il releva la tête, me regarda par-dessus les demi-verres de ses lunettes, l’air bonhomme, « Avoue ton crime, je ne te chargerai pas, je ferai même un réquisitoire indulgent pour faire diminuer ta peine, ce n’est pas mon genre, je le sais, mais que ne ferais-je pas pour mon neveu ? Allons, avoue. »

D’habitude, il s’arrêtait à la « parenté savoureuse », je ne m’attendais pas à ce qui suivait, et pour que ses yeux transparents ne voient pas dans les miens le mauvais tour que je lui réservais ce soir, je fis semblant d’être distrait par une publicité au néon, sur l’immeuble d’en face, qui clignotait dans l’espèce de brouillard formé par la pluie et mettait du rouge, du vert, du bleu dans les encoignures des fenêtres du living, et encore sur les murs laqués de noir, malgré la lumière des spots au plafond, « Oncle Félix, je ne l’avais jamais remarqué, ces couleurs vulgaires, dehors, ça ne te gêne pas… » – « … Donald, je t’ai osé une question. », je fis : « Oui, oui. », je retrouvais mon aplomb : « …°je plains ta collection de photos en noir et blanc, avec toutes ces couleurs, ton Pouce en bronze de César près de la cheminée, ta grosse biroute debout sur le parquet, le portrait de… » – « Donald, à ton âge, on ne détourne pas la conversation de façon aussi ridicule… Et ton amie Molly ? N’était-il pas convenu qu’elle dînerait avec nous ? »

À ces questions je m’attendais, j’avais préparé mes réponses, je pouvais maintenant le regarder : il riait en montrant ses dents trop belles, des fausses je l’aurais parié, écartées en haut, au milieu, qui lui donnaient un rire de jeune homme, et il tenait la tête en arrière, comme si sa crinière, collée derrière ses oreilles en feuilles de chou, était trop lourde à porter ; vautré dans son canapé de cuir gris, une jambe repliée posée sur le genou de l’autre, il réussissait à être élégant malgré son corps épais sous sa chemise à petits carreaux, malgré sa cravate tricotée et ses chaussettes à losanges : il avait de la classe, il fallait le reconnaître, je n’étais d’ailleurs pas le seul à le penser, je n’avais qu’à me souvenir des regards admiratifs de Molly, la première et la dernière fois que je l’avais amenée ici, et je me dis que si Kiki ne lui donnait pas ce soir la leçon de sa vie, il n’y aurait pas de justice, « … Pas de Molly, pas de chèque ni de restaurant. continuait oncle Félix. Le jeu était convenu comme ça. » 

Il m’exaspérait. « Mon oncle, ne me fais pas croire que le magistrat vertueux, le défenseur de la société n’est qu’un débauché voulant séduire une nana qui a quarante ans de moins que lui… quarante ans, si ce n’est pas honteux. ”, pour le vexer, je l’avais vieilli de dix ans, et j’ajoutai : “ Et qui détournerait encore une mineure… ”, mais oncle Félix se moquait de ce que je disais : “ Je te donne zéro en calcul et zéro en droit pénal, mon neveu, répliqua-t-il avec son sourire de bonne femme, je n’ai que trente ans de plus que ton amie Molly, car je suppose que c’est d’elle que tu parles, et je te rappelle, à toi qui parles aussi étourdiment de détournement de mineure, que Mina était mineure à l’époque, elle était même si jeune que, mineure, elle l’est encore aujourd’hui. Aurais-tu préféré que la justice s’intéresse à toi ? ”

Il y avait deux principes à respecter : ne jamais suggérer à quelqu’un ce qu’on ne voulait pas entendre, ne jamais lui rappeler ce qu’on voulait oublier, et qu’est-ce que j’avais fait ? Je protestai : “ Ah, mais jusqu’à quand tu vas m’en parler ? ” – “ Calme-toi. dit-il en riant, l’air encore plus bonhomme. Je reconnais que la très jeune Mina était très tentante avec ses cheveux blonds et ses taches de son qui lui donnaient l’air d’être couverte de miettes de biscuit, avec ses bras de petite fille contrastant avec sa figure de femme, déjà, ses cils et ses sourcils tellement pâles qu’elle paraissait ne pas en avoir, ce qui rendait son regard encore plus étrange… je t’accorde qu’elle n’avait plus l’air d’une petite fille et que c’était difficile, à l’âge que tu avais, de résister à l’été, aux cigales… rien que les cigales font perdre la tête… à la lumière, aux parfums de la peau chauffée par le soleil, mouillée par la sueur, à l’attrait du fruit défendu… se glisser avec elle derrière la palissade de roseau séparant le jardin de la pinède pour aller se mettre des aiguilles de pin dans les cheveux et se marquer la peau du dos et des fesses avec les cailloux et les racines des arbres… à ton âge, même cela est excitant… Au mien, on est sensible aux parfums de la nature, des broussailles, de la pinède, de l’air, de l’asphalte brûlant des routes qui fait trembler l’air au-dessus, au fumet dégagé par un poisson dont la chair éclate sur le gril, à l’odeur de l’assiette chaude, car même l’assiette a une odeur, et à celle de l’huile d’olive dans laquelle ont fait cuire les courgettes, les aubergines, les poivrons, les tomates qui ont crevé, noyées dans leur chair… Ah, mon neveu, tout cela est délicieux. ”
    Je l’avais écouté sans pouvoir l’arrêter : dans son français littéraire il parlait si bien des vacances qu’on croyait y être, il parlait de Mina comme s’il n’avait pas cessé, cet été-là, de la manger des yeux, il en était obscène, et c’était cet homme-là qui vivait dans cet appartement austère, ordonné comme une galerie d’art, qui parlait de Platon, de l’idée de la Beauté avec un grand B, de la sagesse, de la tempérance et de la justice ? non, c’était du chiqué, je l’aurais parié, j’aurais d’ailleurs parié qu’il y a deux mois et demi, au restaurant, il avait déshabillé et mangé Molly des yeux, et je me dis que, dorénavant, il pourrait continuer à requérir contre les assassins et les crapules, dégoiser des discours vertueux, prétendre vivre comme un moine dans son appartement noir, pendant que Lucrèce travaillait à Nancy, je penserais toujours qu’il n’était qu’un cochon obsédé par la bouffe et les nanas, pire, qu’il trahissait salement Lucrèce, ce que je ne lui pardonnais pas. “ ... Donald, ajouta oncle Félix, permets-moi ce soir, en souvenir de l’été qui nous fait défaut en cette saison, de vous emmener, Molly et toi, Chez Amédée, on mangera du loup. ” Je ricanai : “ N’essaie pas de m’égarer, avoue plutôt que tu voudrais bien commettre le délit d’adultère. ” – “ Je te donne un double zéro en droit pénal : l’adultère n’est plus un délit, et cela ne regarde que Lucrèce et moi. ” – “ Je ne te parle pas de Lucrèce mais de Molly ! ” – “ Ah ? serais-tu marié avec cette jeune femme ? Il me semble que non. Tu t’exprimes bien mal, mon neveu, un futur avocat ne doit pas se tromper sur la signification des mots, ce peut être fatal pour son client. ”, il rit franchement, montrant ses trop dents trop belles dans sa gueule de truand de cinéma, “ Mais je ne vois pas pourquoi moi, représentant du ministère public, je n’aurais pas de vie privée et ne serais pas en droit de séduire une jeune femme, tant que je ne porterais pas atteinte à sa personne humaine et à son intégrité physique, n’exercerais pas de violences, d’agression sexuelle ou de viol sur elle. Ton amie Molly est majeure et, que je sache, elle n’est pas une personne vulnérable, elle est de taille à se défendre de la séduction. ”

“ Ah, tu avoues que tu veux séduire Molly ! ”, je triomphais, “ Tu n’y arriveras pas, tu as passé l’âge ! Tiens, je veux bien parier l’argent que je te dois et celui que tu vas me prêter que tu échoueras dans ton projet ! ”

“ Espèce de cancre, je te donne cette fois-ci un triple zéro en droit pénal : pour que ce soit un vol, il faudrait que Molly t’appartienne, or, pour cela, elle devrait être ton esclave, et l’esclavage n’existe plus, tous les êtres humains sont libres et égaux devant la loi. ”, et satisfait d’avoir démonté mes arguments et d’avoir réduit mes mots à du vent, il décroisa ses jambes, se redressa, d’une chiquenaude il fit glisser vers moi le chèque qu’il avait déposé sur la table de marbre, puis, se renversant de nouveau dans le canapé et écartant les bras pour les étendre sur le dossier, en riant de cette façon légère qui lui donnait un air de bonne femme, “ Laisse-moi te dire, mon neveu, que tu fais des paris dangereux, car si tu perdais celui-ci, tu perdrais, pour me rembourser, tout ce que tu possèdes, non seulement des mois et des mois de l’argent qui t’est nécessaire pour vivre comme tu le fais, mais encore ta jeune amie, car je pense avoir les moyens de la séduire : les jeunes femmes ont besoin d’être protégées, et ce n’est pas un jeune drôle de ton espèce qui peut leur inspirer confiance. ”

L’écouter argumenter comme s’il était le Code pénal en personne, affronter son esprit tordu et rompu à toutes les joutes faisaient partie du jeu habituel, ça me plaisait assez d’habitude, même si je devais en rabattre à la fin devant son art, mais l’enjeu du pari me rendit agressif, “ Okay, définissons nos enjeux respectifs : si tu gagnes Molly, je m’engage à rembourser l’argent que je te dois et celui que je te devrai, mais si je garde Molly, ce ne sera pas assez que tu aies raté ton coup, il faudra que ça te coûte une chose à laquelle tu tiens. ”, je cherchai autour de moi un quelque chose qu’il aimait, m’arrêtai sur le Portrait de Lucrezia Panciatichi, une grande dame de la Renaissance, l’anomalie dans cette pièce, la seule couleur au milieu des photos en noir et blanc, accrochée au-dessus de la cheminée de marbre noir ; le fond du tableau était noir, noir comme le mur, la niche encadrée de colonnes à chapiteaux était gris-noir, et comme le tableau n’avait pas de cadre, Lucrezia Panciatichi, devant tout ce noir, toute pâle, en robe rose foncé plutôt pétant, avait l’air d’être assise en apesanteur dans son fauteuil sculpté, une main posée sur le bout de l’accoudoir, l’autre sur un livre ouvert sur sa cuisse ; cette Lucrezia, je l’adorais, je raffolais de ses cheveux roux tirés en arrière et torsadés autour de la tête comme un diadème, de sa robe rose foncé pétant, décolletée large et si bas qu’on lui voyait les épaules et presque le bout des seins, enfin, le décolleté trichait, une dentelle de la même couleur que la peau, ou dorée, d’un doré mat, lui remontait jusqu’au cou, sous un collier de grosses perles ; en-dessous des épaules, il y avait des ballons de tissu plissés comme les rideaux des pâtisseries à la vieille mode, dessous, c’était de vraies manches chiffonnées, violettes, fermées sur le côté par des lacets tarabiscotés ; ça oui, ce portrait je l’adorais, c’était la copie du vrai portrait de Bronzino, exécutée par un des élèves du peintre, oncle Félix l’avait trouvée dans une vente aux enchères, il en était tombé raide amoureux parce que cette fausse Lucrezia ressemblait à ma tante quand il l’avait rencontrée, et il tellement amoureux même qu’il avait illico surnommée ma tante “ Lucrèce ”, et toute la famille en avait fait autant, moi y compris ; il devait tenir à ce portrait comme un avare à son trésor, même si Lucrèce travaillait et vivait t à Nancy, et le forcer à me la donner, c’était lui faire payer cher sa défaite ; j’aurais même pu parier qu’il allait faire rater son entreprise auprès de Molly pour ne pas perdre son bien ; je conclus donc : “ Si je garde Molly, tu me donneras le portrait de Lucrèce. ”

Oncle Félix se redressa, me tendit la main par-dessus la table, “ Tope-là, mon neveu, mais souviens-toi que ce n’est plus du jeu, c’est la guerre. ”
    [...]
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(Œuvre :    Bronzino (Agnolo di Cosimo dit), Lucrezia Panciatichi, portrait, 1541, détail coul. travaillé en noir et blanc)
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(conception & réalisation  :  anne-marie simond  ;  copyright  © <éditions du héron> 2001 ;  mise à jour,  août  2013)