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Salomé,
Drame en un acte

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d'Oscar Wilde
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(Extraits)

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(Le prophète sort de la citerne. Salomé le regarde et recule.)
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IOKANAAN. — Où est celui dont la coupe d’abomination est déjà pleine ? Où est celui qui en robe d’argent mourra un jour devant tout le peuple ? Dites-lui de venir, afin qu’il puisse entendre la voix de celui qui a crié dans les déserts et dans les palais des rois.
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SALOMÉ. — De qui parle-t-il ?
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LE JEUNE SYRIEN. — On ne sait jamais, Princesse.
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IOKANAAN. — Où est celle qui ayant vu des hommes peints sur la muraille, des images de Chaldéens tracées avec des couleurs, s’est laissée emporter à la concupiscence de ses yeux, et a envoyé des ambassadeurs en Chaldée ?
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SALOMÉ. — C’est de ma mère qu’il parle.
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LE JEUNE SYRIEN. — Mais non, Princesse.
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SALOMÉ. — Si, c’est de ma mère.
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IOKANAAN. — Où est celle qui s’est abandonnée aux capitaines des Assyriens, qui ont des baudriers sur les reins, et sur la tête des tiares de différentes couleurs ? Où est celle qui s’est abandonnée aux jeunes hommes d’Égypte qui sont vêtus de lin et d’hyacinthe, et portent des boucliers d’or et des casques d’argent, et qui ont de grands corps ? Dites-lui de se lever de la couche de son impudicité, de sa couche incestueuse, afin qu’elle puisse entendre les paroles de celui qui prépare la voie du Seigneur ; afin qu’elle se repente de ses péchés. Quoiqu’elle ne se repentira jamais, mais restera dans ses abominations, dites-lui de venir, car le Seigneur a son fléau dans la main.
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SALOMÉ. — Mais il est terrible, il est terrible.
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LE JEUNE SYRIEN. — Ne restez pas ici, Princesse, je vous en prie.
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SALOMÉ. — Ce sont les yeux surtout qui sont terribles. On dirait des trous noirs laissés par des flambeaux sur une tapisserie de Tyr. On dirait des cavernes noires où demeurent des dragons, des cavernes noires d’Égypte où les dragons trouvent leur asile. On dirait des lacs noirs troublés par des lunes fantastiques. Pensez-vous qu’il parlera encore ?
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LE JEUNE SYRIEN. — Ne restez pas ici, Princesse ! Je vous prie de ne pas rester ici.
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SALOMÉ. — Comme il est maigre aussi ! il ressemble à une mince image d’ivoire. On dirait une image d’argent. Je suis sûre qu’il est chaste, autant que la lune. Il ressemble à un rayon d’argent. Sa chair doit être très froide, comme de l’ivoire… Je veux le regarder de près.
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LE JEUNE SYRIEN. — Non, non, Princesse !
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SALOMÉ. — Il faut que je le regarde de près.
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LE JEUNE SYRIEN. — Princesse ! Princesse !
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IOKANAAN. — Qui est cette femme qui me regarde ? Je ne veux pas qu’elle me regarde. Pourquoi me regarde-t-elle avec ses yeux d’or sous ses paupières dorées ? Je ne sais pas qui c’est. Je ne veux pas le savoir. Dites-lui de s’en aller. Ce n’est pas à elle que je veux parler.
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SALOMÉ. — Je suis Salomé, fille d’Hérodias, princesse de Judée.
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IOKANAAN. — Arrière ! Fille de Babylone ! N’approchez pas de l’élu du Seigneur. Ta mère a rempli la terre du vin de ses iniquités, et le cri de ses péchés est arrivé aux oreilles de Dieu.
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SALOMÉ. — Parle encore, Iokanaan. Ta voix m’enivre.
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LE JEUNE SYRIEN. — Princesse ! Princesse ! Princesse !
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SALOMÉ. — Mais parle encore. Parle encore, Iokanaan, et dis-moi ce qu’il faut que je fasse.
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IOKANAAN. — Ne m’approchez pas, fille de Sodome, mais couvrez votre visage avec un voile, et mettez des cendres sur votre tête, et allez dans le désert chercher le Fils de l’Homme.
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SALOMÉ. — Qui est-ce, le Fils de l’Homme ? Est-il aussi beau que toi, Iokanaan ?
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IOKANAAN. — Arrière ! Arrière ! J’entends dans le palais le battement des ailes de l’ange de la mort.
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LE JEUNE SYRIEN. — Princesse, je vous supplie de rentrer !
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IOKANAAN. — Ange du Seigneur Dieu, que fais-tu ici avec ton glaive ? Qui cherches-tu dans cet immonde palais ?… Le jour de celui qui mourra en robe d’argent n’est pas venu.
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SALOMÉ. — Iokanaan !
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IOKANAAN. — Qui parle ?
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SALOMÉ. — Iokanaan ! Je suis amoureuse de ton corps. Ton corps est blanc comme le lis d’un pré que le faucheur n’a jamais fauché. Ton corps est blanc comme les neiges qui couchent sur les montagnes, comme les neiges qui couchent sur les montagnes de Judée, et descendent dans les vallées. Les roses du jardin de la reine d’Arabie ne sont pas aussi blanches que ton corps. Ni les roses du jardin de la reine d’Arabie, du jardin parfumé de la reine d’Arabie, ni les pieds de l’aurore qui trépignent sur les feuilles, ni le sein de la lune quand elle couche sur le sein de la mer… Il n’y a rien au monde d’aussi blanc que ton corps. Laisse-moi toucher ton corps !
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IOKANAAN. — Arrière, fille de Babylone ! C’est par la femme que le mal est entré dans le monde. Ne me parlez pas. Je ne veux pas t’écouter. Je n’écoute que les paroles du Seigneur Dieu.
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SALOMÉ. — Ton corps est hideux. Il est comme le corps d’un lépreux. Il est comme un mur de plâtre où les vipères sont passées, comme un mur de plâtre où les scorpions ont fait leur nid. Il est comme un sépulcre blanchi, et qui est plein de choses dégoûtantes. Il est horrible, il est horrible ton corps !… C’est de tes cheveux que je suis amoureuse, Iokanaan. Tes cheveux ressemblent à des grappes de raisins, à des grappes de raisins noirs qui pendent des vignes d’Édom dans le pays des Édomites. Tes cheveux sont comme les cèdres du Liban, comme les grands cèdres du Liban qui donnent de l’ombre aux lions et aux voleurs qui veulent se cacher pendant la journée. Les longues nuits noires, les nuits où la lune ne se montre pas, où les étoiles ont peur, ne sont pas aussi noires. Le silence qui demeure dans les forêts n’est pas aussi noir. Il n’y a rien au monde d’aussi noir que tes cheveux… Laisse-moi toucher tes cheveux.
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IOKANAAN. — Arrière, fille de Sodome ! Ne me touchez pas. Il ne faut pas profaner le temple du Seigneur Dieu.
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SALOMÉ. — Tes cheveux sont horribles. Ils sont couverts de boue et de poussière. On dirait une couronne d’épines qu’on a placée sur ton front. On dirait un nœud de serpents noirs qui se tortillent autour de ton cou. Je n’aime pas tes cheveux… C’est de ta bouche que je suis amoureuse, Iokanaan. Ta bouche est comme une bande d’écarlate sur une tour d’ivoire. Elle est comme une pomme de grenade coupée par un couteau d’ivoire. Les fleurs de grenade qui fleurissent dans les jardins de Tyr et sont plus rouges que les roses, ne sont pas aussi rouges. Les cris rouges des trompettes qui annoncent l’arrivée des rois et font peur à l’ennemi ne sont pas aussi rouges. Ta bouche est plus rouge que les pieds de ceux qui foulent le vin dans les pressoirs. Elle est plus rouge que les pieds des colombes qui demeurent dans les temples et sont nourries par les prêtres. Elle est plus rouge que les pieds de celui qui revient d’une forêt où il a tué un lion et vu des tigres dorés. Ta bouche est comme une branche de corail que des pêcheurs ont trouvée dans le crépuscule da la mer et qu’ils réservent pour les rois… ! Elle est comme le vermillon que les Moabites trouvent dans les mines de Moab et que les rois leur prennent. Elle est comme l’arc du roi des Perses qui est peint avec du vermillon et qui a des cornes de corail. Il n’y a rien au monde d’aussi rouge que ta bouche… Laisse-moi baiser ta bouche.
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IOKANAAN. — Jamais, fille de Babylone ! Fille de Sodome ! Jamais.
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SALOMÉ. — Je baiserai ta bouche, Iokanaan. Je baiserai ta bouche.
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