accueil

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Rue d'Orsel
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de Pierre Louy
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(Extraits)

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[…]
     Assoiffé de connaissances, j’étais incapable d’étudier, de me faire accepter, aimer. Je ne cherchais pas à être admiré ; j’avais besoin d’être aimé pour moi-même. Un bon petit amour chaud, douillet, sans menaces. Les filles ont tant d’odeurs, de courbes et de sensualité, mais je sentais que leur amour pouvait se transformer en menace, en arme, en drame. Les femmes portent entre leurs cuisses un mystère qui donne la vie et qui la détruit.
     Il fallait être attentif dans la cour de récréation, attentif au petit bruit idiot que M. de C. faisait avec ses lèvres, faute de quoi on risquait de se trouver seul dans un éclat de rire impossible à réprimer, au milieu de six cents élèves immobiles, pétrifiés et silencieux. Le rire était puni. L’expression du bonheur était honteuse.
"Vous n’avez pas entendu?
– Non Monsieur.
– Monsieur qui ?
– Monsieur le Proviseur.
– Eh bien vous aurez le temps de méditer sur les bienfaits du silence, en salle d’études pendant le prochain week-end."
     Le surveillant général avait une excroissance sur la joue d’où poussait une touffe de poils noirs. Nous le surnommions "Cactus". Je ne comprenais pas pourquoi Cactus ne coupait pas ces poils disgracieux. Maintenant c’était trop tard, c’eût été officialiser définitivement et donner vie au cactus et nous nous serions mis à calculer à quelle longueur de poil il se sentait ridicule. Se mettrait-il à les couper chaque mois, puis chaque semaine ? ; puis il les aurait rasés chaque jour et on aurait surveillé. Il se trahissait par son cactus et, pour ne pas empirer sa situation, il était obligé de se promener avec cette touffe ridicule. Cactus était plus aimable et distribuait moins de colles. Le but des heures de colle était de nous apprendre à nous ennuyer, en compagnie d’un surveillant payé qui faisait semblant de croire que nous faisions quelque chose pour notre bien.
     Ce n’est pas par goût que je suis allé vers le beau, mais parce qu’il m’inquiétait. La semaine, je m’ennuyais à l’école et le samedi trop vite passé annonçait déjà le retour au collège pour le dimanche soir qui commençait tout de suite par deux heures d’études. En salle d’études, il fallait éviter de bouger les pieds sur le sol et de rêver les yeux au plafond. Pour se déplacer ou pour aller aux toilettes, il fallait lever le doigt et attendre que le surveillant sadique (qui affectait de ne pas avoir vu) demande enfin d’un air ennuyé :
"Qu’est-ce que vous voulez encore ?
– M’sieur, je voudrais aller aux toilettes.
– Vous pouvez attendre ; l’étude se termine dans dix minutes."
Beaucoup plus tard, des années plus tard, on se dit qu’il aurait fallu sortir sa bite et pisser sur le plancher en chantant un petit quelque chose pour se donner du courage et pisser le plus possible pour exprimer son bonheur et toute sa détresse pudique.
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     Pendant une vie, ce ne sont pas les occasions qui manquent de pisser sur le plancher, mais on nous a appris que l’homme civilisé ainsi que la femme civilisée avec son appareil urinaire compliqué et mystérieux, ne doivent pas pisser par terre parce que ce serait extraordinairement et scandaleusement dégoûtant.
Dans les camps de concentration et dans les wagons qui les transportaient, les hommes et les femmes pissaient et chiaient devant tout le monde. Dire "pisser" et "chier" n’est pas obligatoirement vulgaire.
     La vulgarité et le mauvais goût, c’est le lot incontournable de chaque jour.
La femme du gynécologue, qui n’en peut plus d’être la femme du gynécologue et qui parade devant toutes celles qu’elle considère comme ses patientes, c’est ça le mauvais goût et la vulgarité. Dire "bite" ou "pisser", ce n’est pas si grave.
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     La rue d’Orsel débouche sur le 85 de la rue des Martyrs ; c’est là que mon père, qui n’était pas chemisier, avait acheté (après la guerre) un magasin de chemiserie et de lingerie : "À la ville de Montmartre". On pouvait pénétrer dans les trois grandes vitrines en poussant latéralement des cadres vitrés qui glissaient mal et qui sortaient régulièrement de leur rail. Mon père m’appelait pour donner un coup de main pour "faire les vitrines" et quand un de mes parents criait : "Pierrot !", c’était presque toujours pour donner un coup de main. Aujourd’hui encore, je donne un coup de main avec plaisir.
     Faire les vitrines, c’était entasser tout en équilibre sur des supports chromés et des étagères en verre qui s’effondraient quelquefois dans un fracas effrayant. Dans la vitrine de droite (la plus grande), mon père installait les chemises dans leur boîte, protégées dans un papier de soie et par une enveloppe de cellophane. Il y avait les chemises blanches, saumon, paille, bleu ciel avec poignet et avec simple ou double bouton et, pour les hommes élégants, des poignets "mousquetaire" qui se fermaient avec des boutons de manchette élégants. Il y avait les chemises cent pour cent coton mais surtout les toutes nouvelles chemises cent pour cent nylon qu’on lavait, qui séchaient en un rien de temps et qu’il ne fallait pas repasser. Les chemises en nylon étaient beaucoup plus chères, mais les femmes y trouvaient leur compte. Les chemises en nylon jaunissaient. Tout le fond et le côté gauche du magasin étaient réservés au stock des chemises rangées par tailles, par marques et par couleurs. De temps en temps, Papa prenait une belle chemise pour lui et il fermait les poignets mousquetaire avec des boutons en or rehaussés d’une améthyste maintenue dans des griffes.
     Dans la vitrine du centre, la plus petite, mon père installait les pyjamas satinés à rayures, les slips avec ou sans poche, les maillots de corps avec ou sans manches, les caleçons en hiver, des robes de chambre luxueuses entièrement en satin, décorées de fleurs et d’arabesques. Il y avait des chaussettes en coton, en fil mercerisé et même en soie. Certains hommes particulièrement élégants n’hésitaient pas à porter des supports-chaussettes qui sont des sortes de porte-jarretelles ridicules qui s’attachent au mollet.
     La vitrine de gauche était consacrée aux sous-vêtements féminins. Les femmes représentaient la partie la plus importante de la clientèle, elles étaient plus nombreuses que les hommes, mais aussi elles ont un grand besoin de vêtements. Un slip de femme doit être beau, délicat, fragile, peu résistant et raisonnablement cher. Le but n’est pas de protéger ou de tenir le cul au chaud. On conseille la soie, le nylon transparent et les dentelles. Le bikini n’a pas besoin d’être résistant et, comme pour les chaussures, on le délaisse avant qu’il ne soit usé pour un string ou pour un autre cache-cache. Le slip d’homme quant à lui doit être blanc, en coton, résistant et doit être porté jusqu’à ce que le caoutchouc soit complètement distendu et que son propriétaire soit obligé de le remonter toutes les dix minutes en mettant ses mains dans les poches de son pantalon.
     Vers les années cinquante, les femmes d’un "certain âge" avaient encore froid au cul et on vendait des culottes molletonnées roses et bien chaudes qu’on ne mettait pas dans les vitrines. Depuis longtemps, les femmes qui n’ont plus froid aux yeux n’ont plus froid au cul et la culotte molletonnée a disparu. Pour les travailleurs, il y avait des slips et des maillots de corps bleu-marine qui se salissaient plus lentement. Les femmes achetaient les trois pièces. Slip bikini (aujourd’hui string), soutien-gorge et porte-jarretelles. Le vocabulaire des soutiens-gorge faisait rêver : avec ou sans bretelles (et dans le deuxième cas j’imaginais la poitrine qui maintenait le soutien-gorge en l’air au lieu que ce soit le contraire), les soutiens-gorge avec bonnets profonds, ceux à balconnets qui permettaient les grands décolletés, les soutiens-gorge avec armatures et ceux très épais, rembourrés avec de la mousse, pour les femmes mécontentes de la taille de leur poitrine. Les porte-jarretelles dessinaient des arcs sur les fesses et les cuisses et encadraient une toison qu’on n’avait pas encore songé à épiler. Les poils sous les bras n’avaient pas encore totalement disparu et ceux des bras et des jambes faisaient l’objet d’une attaque en règle méthodique. Les bas, noirs, fumés, gris, chair, avec ou sans couture, complétaient l’uniforme de la femme. Les femmes des villes sortent armées.
     La mercerie qui n’avait pas d’intérêt érotique particulier me plaisait par sa diversité, ses formes, ses couleurs, ses textures. Les longues boîtes de boutons en carton épais étaient un émerveillement, même les petits boutons en nacre pour les chemises. Certains boutons étaient cousus sur des cartons avec le nom de la marque, et mes parents inscrivaient en biais le prix du bouton. Les boutons qui étaient en vrac faisaient un joyeux bruit d’eau sur les galets quand je les faisais couler entre mes doigts. Des boutons dorés, en bois, en métal recouvert de tissu. Les femmes choisissaient les boutons avec soin : ils étaient retournés, inspectés, et quand elles avaient enfin fait leur choix, elles les posaient délicatement sur le vêtement et, en penchant un peu la tête sur le côté, elles estimaient l’effet comme des artistes. Parfois mécontentes, elles recommençaient tout et abandonnaient les petits boutons rouges avec des reliefs pour des boutons bicolores ovales. Des rubans de toutes sortes se vendaient au mètre. Il y avait deux marques faites au couteau, espacées d’un mètre sur le comptoir en chêne patiné. Les rubans enroulés sur des cartons ronds étaient rangés dans des grands tiroirs lourds difficiles à tirer. Pour donner de la rigidité à la ceinture des jupes et des pantalons, on met du "gros grain" en général noir ou blanc. Au bas du canon du pantalon, il faut coudre l’extrafort pour le consolider. Maintenant la mode est de porter des vêtements neufs décousus et déchirés ; l’extrafort n’est probablement plus nécessaire…
     J’aimais beaucoup ce monde de femmes exigeantes pour un morceau de ruban ou de dentelle ; pour l’achat d’un soutien-gorge, elles parlaient sans la moindre pudeur de la forme particulière de leurs seins en précisant ce qu’elles en attendaient ; elles présentaient le porte-jarretelles ou le bikini assorti par-dessus leur jupe et se regardaient dans le grand miroir vertical. Elles se voyaient nues devant l’amant qui allait les prendre dans ses bras et enlever trop rapidement ces propositions d’amour et de besoin. Les clientes enfilaient leur main dans le haut des bas nylon en prenant soin de ne pas les accrocher avec leurs ongles et elles en étudiaient l’effet sur le dos de leur main. Le choix du bas dépendait d’une stratégie savante et compliquée.
     Entrées dans le magasin, les femmes perdent toute pudeur. Elles font entrer leurs seins dans les soutiens-gorge par-dessus leur chemisier. Quelquefois, peut-être en retard, elles changeaient de bas debout face à la glace : elles remontaient leur jupe jusqu’à la bande sombre du bas et, le torse tourné et penché vers la première cuisse, elles détachaient à deux mains les jarretelles, faisant glisser le bas filé, inconscientes d’abandonner une partie de leur intimité, et enfilaient le nouveau bas en vérifiant dans la glace l’effet et la position de la couture. Puis c’était le tour de la deuxième jambe. Les femmes aiment se déshabiller dans les magasins de vêtements, c’est un strip-tease autorisé.
     Le monde des femmes me donnait beaucoup de plaisir et de désirs. Elles savaient peut-être que je les regardais et elles devaient aimer mon regard d’adolescent admiratif qui ne demandait qu’à connaître. J’étudiais les gestes, les odeurs, les regards de celles qui devaient donner tant de plaisir et d’amour.
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