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SCÈNE 2
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(Paraît Clytemnestre, sortant du palais.)
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CLYTEMNESTRE. — Tu vagabondes de nouveau, et librement, semble-t-il. Égisthe, en effet, n’est
point ici, lui qui a coutume de te retenir, afin que tu n’ailles pas au
dehors diffamer tes parents. Maintenant qu’il est sorti, tu ne me
respectes point. Et, certes, tu as dit souvent et à beaucoup que j’étais
emportée, commandant contre tout droit et justice et t’accablant d’outrages,
toi et les tiens. Mais je n’ai pas coutume d’outrager ; si je te
parle injurieusement, c’est que tu m’injuries plus souvent encore. Ton
père, et tu n’as point d’autre prétexte de querelle, a été tué
par moi, par moi-même, je le sais bien, et il n’y a aucune raison pour
que je le nie. Car, non moi seule, mais la Justice aussi l’a
frappé ; et il convenait que tu me vinsses en aide, si tu avais
été sage, puisque ton père, sur qui tu ne cesses de gémir, seul des
Hellènes, a osé sacrifier ta soeur aux Dieux, bien qu’il n’eût
point autant souffert pour l’engendrer que moi pour l’enfanter. Mais,
soit ! dis-moi pourquoi il l’a
égorgée. Est-ce en faveur des Argiens ? Or, ils n’avaient aucun
droit de tuer ma fille. Si, comme je le crois, il l’a tuée pour son
frère Ménélas, ne devait-il pas en être châtié par moi ? Ce
même Ménélas n’avait-il pas deux enfants qu’il était plus juste de
faire mourir, nés qu’ils étaient d’un père et d’une mère pour
qui cette expédition était entreprise ? Hadès désirait-il
dévorer mes enfants plutôt que les leurs ? L’amour de cet
exécrable père pour les enfants que j’avais conçus était-il éteint,
et en avait-il un plus grand pour ceux de Ménélas ? Ces choses ne
sont-elles pas d’un père mauvais et insensé ? Je pense ainsi,
bien que tu penses le contraire, et ma fille morte dirait comme moi, si
elle pouvait parler. C’est pourquoi je ne me repens point de ce que j’ai
fait ; et toi, si je te semble avoir mal agi, blâme aussi les
autres, comme il est juste.
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ÉLECTRE. — Maintenant tu ne diras pas que tu m’interpelles ainsi, ayant été
provoquée par mes paroles amères. Mais, si tu me le permets, je te
répondrai, comme il convient, pour mon père mort et pour ma soeur.
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CLYTEMNESTRE. — Va ! je le permets. Si tu m’avais toujours adressé de telles
paroles, jamais tu n’aurais été blessée par mes réponses.
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ÉLECTRE. — Je te parle donc. Tu dis avoir tué mon père. Que peut-on dire de plus
honteux, qu’il ait eu raison ou tort ? Mais je te dirai que tu l’as
tué sans aucun droit. Le mauvais homme avec lequel tu vis t’a
persuadée et poussée. Interroge la chasseresse Artémis, et sache ce qu’elle
punissait, quand elle retenait tous les vents en Aulis ; ou plutôt
je te le dirai, car il n’est point permis de le savoir d’elle. Mon
père, autrefois, comme je l’ai appris, s’étant plu à poursuivre,
dans un bois sacré de la Déesse, un beau
cerf tacheté et à haute ramure, laissa échapper, après l’avoir tué,
je ne sais quelle parole orgueilleuse. Alors, la vierge Létoide [ fille de
Léto, NdE)], irritée, retint les Achéens jusqu’à ce que mon père eût égorgé sa propre fille à cause de cette bête fauve qu’il avait
tuée. C’est ainsi qu’elle a été égorgée, car l’armée ne
pouvait, par aucun autre moyen, partir pour Ilion ou retourner dans ses
demeures. C’est pourquoi mon père, contraint par la force et après y
avoir résisté, la sacrifia avec douleur, mais non en faveur de
Ménélas. Cependant si je disais comme toi qu’il a fait cela dans l’intérêt
de son frère, fallait-il donc qu’il fût tué par toi ? Au nom de
quelle loi ? Songe à quelle douleur et quel repentir tu te
livrerais, si tu rendais une telle loi stable parmi les hommes. En effet,
si nous tuons l’un pour en avoir tué un autre, tu dois mourir toi-même
afin de subir la peine méritée. Mais reconnais que tu avances un faux
prétexte. Apprends-moi, en effet, si tu le peux, pourquoi tu commets
cette très honteuse action de vivre avec cet homme abominable à l’aide
duquel tu as autrefois tué mon père, et pourquoi tu as conçu des
enfants de lui, et pourquoi tu rejettes les enfants légitimes nés de
légitimes noces. Comment puis-je approuver de telles choses ?
Diras-tu que tu venges ainsi la mort de ta fille ? Si tu le disais,
certes, cela serait honteux. Il n’est point honnête d’épouser ses
ennemis pour la cause de sa fille. Mais il ne m’est permis de le
conseiller sans que tu ne m’accuses partout avec des cris que j’outrage
ma mère. Or, je vois que tu agis envers nous moins en mère qu’en
maîtresse, moi qui mène une vie misérable au milieu des maux continuels
dont vous m’accablez, toi et ton amant. Mais cet autre, qui s’est à
grand-peine échappé de tes mains, le misérable Oreste, il traîne une
vie malheureuse, lui que tu m’as souvent accusée d’élever pour être
ton meurtrier. Et, si je le pouvais, je le ferais, certes, sache-le
sûrement. Désormais déclare à tous que je suis mauvaise, injurieuse,
ou, si tu l’aimes mieux, pleine d’impudence. Si je suis coupable de
tous ces vices, je n’ai pas dégénéré de toi et je ne te suis pas à
déshonneur.
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LE CORYPHÉE. — Elle respire la colère, je le vois, mais je ne vois pas qu’on se soucie
de savoir si elle en a le droit.
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CLYTEMNESTRE. — Et pourquoi me soucierais-je d’elle qui adresse à sa mère des paroles
tellement injurieuses, à l’âge qu’elle a ? Ne te semble-t-il
pas qu’elle doive oser quelque mauvaise action que ce soit, ayant
rejeté toute pudeur ?
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ÉLECTRE. — À la vérité, sache-le, j’ai honte de ceci, quoi qu’il te
semble ; je comprends que ces choses ne conviennent ni à mon âge,
ni à moi-même ; mais ta haine et tes actions me contraignent :
le mal enseigne le mal.
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CLYTEMNESTRE. — Ô insolente bête, est-ce moi, sont-ce mes paroles et mes actions qui te
donnent l’audace de tant parler ?
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ÉLECTRE. — C’est toi-même qui parles, non moi ; car tu accomplis des actes,
et les actes font naître les paroles.
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CLYTEMNESTRE. — Certes, par la maîtresse Artémis ! je jure que tu n’échapperas
pas au châtiment de ton audace, dès qu’Égisthe sera revenu dans la
demeure.
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ÉLECTRE. — Vois ! maintenant tu es enflammée de colère, après m’avoir
permis de dire ce que je voudrais, et tu ne peux m’entendre.
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CLYTEMNESTRE
Ne peux-tu m’épargner tes clameurs et me laisser tranquillement
sacrifier aux Dieux, parce que je t’ai permis de tout dire ?
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ÉLECTRE. — Je le permets, je le veux bien, sacrifie, et n’accuse pas ma bouche, car
je ne dirai rien de plus.
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CLYTEMNESTRE (à une femme qui l’accompagne). — Toi, servante, qui es ici, apporte ces offrandes de fruits de toute
espèce, afin que je fasse à ce Roi des voeux qui dissipent les terreurs
dont je suis troublée. Entends, Phoebos tutélaire, ma prière cachée,
car je ne parle point entre amis, et il ne convient pas que je dise tout
devant celle-ci, de peur que, poussée par la haine, elle ne répande à
grands cris de vaines rumeurs par la Ville. Comprends donc ainsi ce que je
dirai. Si la vision qui m’est apparue cette nuit m’annonce des choses
heureuses, accomplis-les, Roi Lycien! Si elles sont funestes,
détourne-les sur mes ennemis. S’ils me tendent des embûches, ne
permets pas qu’ils m’enlèvent mes richesses ; mais accorde-moi
de vivre, toujours saine et sauve, possédant le sceptre et la demeure des
Atrides, jouissant d’une heureuse destinée au milieu de mes amis et de
ceux de mes enfants qui m’entourent maintenant, qui ne me haïssent pas
et ne me veulent point de mal. Écoute-nous favorablement, Apollon Lycien,
et donne-nous ce que nous te demandons. Pour les autres choses, bien que
je me taise, je pense qu’étant Dieu tu les connais bien, car les
enfants de Zeus voient tout.
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(Entre le Pédagogue.)
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LE PÉDAGOGUE. — Femmes étrangères, je voudrais savoir si cette demeure est celle du roi
Égisthe.
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[…]
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(Illustration
: Adolphe Appia, 1862-1928, Esquisse
scénographique.) .
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