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.. | (à paraître) <romans>.... |
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D’habitude,
il s’arrêtait à la « parenté savoureuse », je ne m’attendais pas à ce qui
suivait, et pour que ses yeux transparents ne voient pas dans les miens le
mauvais tour que je lui réservais ce soir, je fis semblant d’être distrait
par une publicité au néon, sur l’immeuble d’en face, qui clignotait dans
l’espèce de brouillard formé par la pluie et mettait du rouge, du vert, du
bleu dans les encoignures des fenêtres du living, et encore sur les murs
laqués de noir, malgré la lumière des spots au plafond, « Oncle Félix, je
ne l’avais jamais remarqué, ces couleurs vulgaires, dehors, ça ne te gêne
pas… » – « … Donald, je t’ai osé une question. », je fis : « Oui, oui. »,
je retrouvais mon aplomb : « …°je plains ta collection de photos en noir
et blanc, avec toutes ces couleurs, ton Pouce en bronze de César
près de la cheminée, ta grosse biroute debout sur le parquet, le portrait
de… » – « Donald, à ton âge, on ne détourne pas la conversation de façon
aussi ridicule… Et ton amie Molly ? N’était-il pas convenu qu’elle
dînerait avec nous ? »
À ces questions je m’attendais, j’avais préparé mes réponses, je pouvais
maintenant le regarder : il riait en montrant ses dents trop belles, des
fausses je l’aurais parié, écartées en haut, au milieu, qui lui donnaient
un rire de jeune homme, et il tenait la tête en arrière, comme si sa
crinière, collée derrière ses oreilles en feuilles de chou, était trop
lourde à porter ; vautré dans son canapé de cuir gris, une jambe repliée
posée sur le genou de l’autre, il réussissait à être élégant malgré son
corps épais sous sa chemise à petits carreaux, malgré sa cravate tricotée
et ses chaussettes à losanges : il avait de la classe, il fallait le
reconnaître, je n’étais d’ailleurs pas le seul à le penser, je n’avais
qu’à me souvenir des regards admiratifs de Molly, la première et la
dernière fois que je l’avais amenée ici, et je me dis que si Kiki ne lui
donnait pas ce soir la leçon de sa vie, il n’y aurait pas de justice,
« … Pas de Molly, pas de chèque ni de restaurant. continuait oncle Félix.
Le jeu était convenu comme ça. »
Il m’exaspérait. « Mon oncle, ne me fais pas croire que le magistrat
vertueux, le défenseur de la société n’est qu’un débauché voulant séduire
une nana qui a quarante ans de moins que lui… quarante ans, si ce n’est
pas honteux. ”, pour le vexer, je l’avais vieilli de dix ans, et
j’ajoutai : “ Et qui détournerait encore une mineure… ”, mais oncle Félix
se moquait de ce que je disais : “ Je te donne zéro en calcul et zéro en
droit pénal, mon neveu, répliqua-t-il avec son sourire de bonne femme, je
n’ai que trente ans de plus que ton amie Molly, car je suppose que c’est
d’elle que tu parles, et je te rappelle, à toi qui parles aussi
étourdiment de détournement de mineure, que Mina était mineure à l’époque,
elle était même si jeune que, mineure, elle l’est encore aujourd’hui.
Aurais-tu préféré que la justice s’intéresse à toi ? ”
Il y avait deux principes à respecter : ne jamais suggérer à quelqu’un ce
qu’on ne voulait pas entendre, ne jamais lui rappeler ce qu’on voulait
oublier, et qu’est-ce que j’avais fait ? Je protestai : “ Ah, mais jusqu’à
quand tu vas m’en parler ? ” – “ Calme-toi. dit-il en riant, l’air encore
plus bonhomme. Je reconnais que la très jeune Mina était très tentante
avec ses cheveux blonds et ses taches de son qui lui donnaient l’air
d’être couverte de miettes de biscuit, avec ses bras de petite fille
contrastant avec sa figure de femme, déjà, ses cils et ses sourcils
tellement pâles qu’elle paraissait ne pas en avoir, ce qui rendait son
regard encore plus étrange… je t’accorde qu’elle n’avait plus l’air d’une
petite fille et que c’était difficile, à l’âge que tu avais, de résister à
l’été, aux cigales… rien que les cigales font perdre la tête… à la
lumière, aux parfums de la peau chauffée par le soleil, mouillée par la
sueur, à l’attrait du fruit défendu… se glisser avec elle derrière la
palissade de roseau séparant le jardin de la pinède pour aller se mettre
des aiguilles de pin dans les cheveux et se marquer la peau du dos et des
fesses avec les cailloux et les racines des arbres… à ton âge, même cela
est excitant… Au mien, on est sensible aux parfums de la nature, des
broussailles, de la pinède, de l’air, de l’asphalte brûlant des routes qui
fait trembler l’air au-dessus, au fumet dégagé par un poisson dont la
chair éclate sur le gril, à l’odeur de l’assiette chaude, car même
l’assiette a une odeur, et à celle de l’huile d’olive dans laquelle ont
fait cuire les courgettes, les aubergines, les poivrons, les tomates qui
ont crevé, noyées dans leur chair… Ah, mon neveu, tout cela est
délicieux. ”
“ Ah, tu avoues que tu veux séduire Molly ! ”, je triomphais,
“ Tu n’y arriveras pas, tu as passé l’âge ! Tiens, je veux bien parier
l’argent que je te dois et celui que tu vas me prêter que tu échoueras
dans ton projet ! ”
“ Espèce de cancre, je te donne cette fois-ci un triple zéro en droit
pénal : pour que ce soit un vol, il faudrait que Molly t’appartienne, or,
pour cela, elle devrait être ton esclave, et l’esclavage n’existe plus,
tous les êtres humains sont libres et égaux devant la loi. ”, et satisfait
d’avoir démonté mes arguments et d’avoir réduit mes mots à du vent, il
décroisa ses jambes, se redressa, d’une chiquenaude il fit glisser vers
moi le chèque qu’il avait déposé sur la table de marbre, puis, se
renversant de nouveau dans le canapé et écartant les bras pour les étendre
sur le dossier, en riant de cette façon légère qui lui donnait un air de
bonne femme, “ Laisse-moi te dire, mon neveu, que tu fais des paris
dangereux, car si tu perdais celui-ci, tu perdrais, pour me rembourser,
tout ce que tu possèdes, non seulement des mois et des mois de l’argent
qui t’est nécessaire pour vivre comme tu le fais, mais encore ta jeune
amie, car je pense avoir les moyens de la séduire : les jeunes femmes ont
besoin d’être protégées, et ce n’est pas un jeune drôle de ton espèce qui
peut leur inspirer confiance. ”
L’écouter argumenter comme s’il était le Code pénal en personne,
affronter son esprit tordu et rompu à toutes les joutes faisaient partie
du jeu habituel, ça me plaisait assez d’habitude, même si je devais en
rabattre à la fin devant son art, mais l’enjeu du pari me rendit agressif,
“ Okay, définissons nos enjeux respectifs : si tu gagnes Molly, je
m’engage à rembourser l’argent que je te dois et celui que je te devrai,
mais si je garde Molly, ce ne sera pas assez que tu aies raté ton coup, il
faudra que ça te coûte une chose à laquelle tu tiens. ”, je cherchai
autour de moi un quelque chose qu’il aimait, m’arrêtai sur le Portrait
de Lucrezia Panciatichi, une grande dame de la Renaissance, l’anomalie
dans cette pièce, la seule couleur au milieu des photos en noir et blanc,
accrochée au-dessus de la cheminée de marbre noir ; le fond du tableau
était noir, noir comme le mur, la niche encadrée de colonnes à chapiteaux
était gris-noir, et comme le tableau n’avait pas de cadre, Lucrezia
Panciatichi, devant tout ce noir, toute pâle, en robe rose foncé plutôt
pétant, avait l’air d’être assise en apesanteur
dans
son fauteuil
sculpté, une main posée sur le bout de l’accoudoir, l’autre sur un livre
ouvert sur sa cuisse ; cette Lucrezia, je l’adorais, je raffolais de ses
cheveux roux tirés en arrière et torsadés autour de la tête comme un
diadème, de sa robe rose foncé pétant, décolletée large et si bas qu’on
lui voyait les épaules et presque le bout des seins, enfin, le décolleté
trichait, une dentelle de la même couleur que la peau, ou dorée, d’un doré
mat, lui remontait jusqu’au cou, sous un collier de grosses perles ;
en-dessous des épaules, il y avait des ballons de tissu plissés comme les
rideaux des pâtisseries à la vieille mode, dessous, c’était de vraies
manches chiffonnées, violettes, fermées sur le côté par des lacets
tarabiscotés ; ça oui, ce portrait je l’adorais, c’était la copie du vrai
portrait de Bronzino, exécutée par un des élèves du peintre, oncle Félix
l’avait trouvée dans une vente aux enchères, il en était tombé raide
amoureux parce que cette fausse Lucrezia ressemblait à ma tante quand il
l’avait rencontrée, et il tellement amoureux même qu’il avait illico
surnommée ma tante “ Lucrèce ”, et toute la famille en avait fait autant,
moi y compris ; il devait tenir à ce portrait comme un avare à son trésor,
même si Lucrèce travaillait et vivait t à Nancy, et le forcer à me la
donner, c’était lui faire payer cher sa défaite ; j’aurais même pu parier
qu’il allait faire rater son entreprise auprès de Molly pour ne pas perdre
son bien ; je conclus donc : “ Si je garde Molly, tu me donneras le
portrait de Lucrèce. ”
Oncle Félix se redressa, me tendit la main par-dessus la table, “ Tope-là,
mon neveu, mais souviens-toi que ce n’est plus du jeu, c’est la guerre. ” . |
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(conception & réalisation : anne-marie simond ; copyright © <éditions du héron> 2001 ; mise à jour, août 2013) |