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.. Il faut être
particulièrement abruti pour pouvoir s’imaginer, comme le font la
plupart de nos contemporains doués d’intelligence, que le triomphe de l’esprit
devrait améliorer les choses. Au nom de quoi il est recommandé d’emprisonner
pendant une dizaine d’années et plus de jeunes êtres humains à la
discrétion des névroses pédagogiques. Je me demande s’il ne serait
pas temps de lancer de grandes campagnes de désalphabétisation pour que
l’individu puisse retrouver son droit à l’idiotie.
Il n’y a guère de
quoi sourire. Lorsque j’ai fait la connaissance de Benjamin Dolingher, j’ai
tout de suite compris que j’avais affaire à un idiot. Et ce qu’on
peut souffrir, quand on est idiot ! Cet individu moustachu, entrant
dans mon bar avec une mine gênée de conspirateur d’Europe centrale —
ou peut-être balkanique —, ce personnage pouvait bien me tendre
quelques papiers à lire, bien sûr immédiatement car l’impatience est
sa seconde nature, c’est toujours la même chose : un idiot, ça ne
trompe pas.
Vous me direz qu’il
n’est pas difficile de porter un tel diagnostic à la lecture des
histoires idiotes que vous allez savourer. J’aimerais pourtant expliquer
ce qui, à l’époque, n’était qu’une intuition : cela en toute
simplicité, à la lumière de l’histoire de la culture. Je dois bien
entendu me limiter à l’évolution intellectuelle des Grecs à nos
jours, y compris Rome, car sans cette précaution le sujet serait trop
vaste pour le modeste cadre qui m’est imparti.
Donc, avant l’invention
de la culture, on ne sait pas grand-chose, mais au moins un point est
sûr : était idiot qui le voulait, et sans se forcer. Permettez-moi
de me référer au pédant qui sommeille en tout homme : la belle
langue grecque donnait au mot " idiot " (idios,
idiotês) le sens de " particulier ",
" propre ". C’était le domaine privé, le domaine
de la personnalité intime, j’ajoute de l’originalité, de l’authenticité.
Là, en harmonie avec sa vie profonde, on pouvait bien se moquer de ce que
pouvaient penser les autres. Cependant ces autres ont commencé
sournoisement à s’intéresser à l’individu en question. L’enfer
collectif naissait. La religion, le sacré se mettaient de la partie pour
souder la conscience des hommes. " Idiot " a commencé
à tourner de sens, dans l’esprit du qu’en-dira-t-on hellène :
affaires particulières, individuelles, profanes. Ces esprits bavards,
proscrivant le poète de la République, ont mis au point des
raisonnements, tordus comme les autres, bien sûr, mais, pardon,
universels : tout le monde ‘bien’ s’est mis à croire qu’il
avait raison. La mode intellectuelle faisait ses premiers ravages, contre
lesquels l’esprit individualiste ne pouvait que maugréer dans sa barbe.
" Idiot " était devenu synonyme d’ignorant. Et
comme, pour ces âmes bien nées, il n’y a pas plus ignorant que le
peuple, " idiot " est devenu ordinaire, vulgaire, pour
finir, chez ces épais militaires et juristes de Romains, par coïncider
avec imbéciles. Imbéciles vous-mêmes ! Qu’y a-t-il d’ailleurs
de plus collectivistes que ces gens n’ayant que le mot de citoyen à la
bouche ?
Avouez que le destin
du mot a de quoi faire rêver sur le niveau mental de nos élites à
travers les âges. Cette bande d’oligophrènes, incapables de penser et
de sentir sans les béquilles de la science et de la religion, a bien su
démontrer le supérieur mépris de la Connaissance vis-à-vis de la
personne, de l’art suprême de la vie : l’Authenticité. Et
inutile de dire que le succès de la connaissance collective, du
pense-bête international digéré à l’intention du plus grand nombre
des malheureux alphabétisés, n’a fait que croître à l’époque des
communications de masse. Pour en revenir à lui, Benjamin Dolingher a
dégusté toutes les formes de l’avilissement de la pensée dans son
pays natal. Dégagé aujourd’hui des chaînes liant les hommes dans la
caverne collectiviste, il aspire à la lumière de l’idiotie.
Puisse-t-il, pour le plaisir de ses lecteurs, les rendre, à leur tour,
tous idiots !
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Pierre Hugli .
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