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[…]
Assoiffé de connaissances, j’étais incapable
d’étudier, de me faire accepter, aimer. Je ne cherchais pas à être
admiré ; j’avais besoin d’être aimé pour moi-même. Un bon
petit amour chaud, douillet, sans menaces. Les filles ont tant d’odeurs,
de courbes et de sensualité, mais je sentais que leur amour pouvait se
transformer en menace, en arme, en drame. Les femmes portent entre leurs
cuisses un mystère qui donne la vie et qui la détruit.
Il fallait être attentif dans la cour de
récréation, attentif au petit bruit idiot que M. de C. faisait avec ses
lèvres, faute de quoi on risquait de se trouver seul dans un éclat de
rire impossible à réprimer, au milieu de six cents élèves immobiles,
pétrifiés et silencieux. Le rire était puni. L’expression du bonheur
était honteuse.
"Vous n’avez pas entendu?
– Non Monsieur.
– Monsieur qui ?
– Monsieur le Proviseur.
– Eh bien vous aurez le temps de méditer sur les bienfaits du silence,
en salle d’études pendant le prochain week-end."
Le surveillant général avait une excroissance
sur la joue d’où poussait une touffe de poils noirs. Nous le
surnommions "Cactus". Je ne comprenais pas pourquoi
Cactus ne coupait pas ces poils disgracieux. Maintenant c’était trop
tard, c’eût été officialiser définitivement et donner vie au cactus
et nous nous serions mis à calculer à quelle longueur de poil il se
sentait ridicule. Se mettrait-il à les couper chaque mois, puis chaque
semaine ? ; puis il les aurait rasés chaque jour et on aurait
surveillé. Il se trahissait par son cactus et, pour ne pas empirer sa
situation, il était obligé de se promener avec cette touffe ridicule.
Cactus était plus aimable et distribuait moins de colles. Le but des
heures de colle était de nous apprendre à nous ennuyer, en compagnie d’un
surveillant payé qui faisait semblant de croire que nous faisions quelque
chose pour notre bien.
Ce n’est pas par goût que je suis allé vers
le beau, mais parce qu’il m’inquiétait. La semaine, je m’ennuyais
à l’école et le samedi trop vite passé annonçait déjà le retour au
collège pour le dimanche soir qui commençait tout de suite par deux
heures d’études. En salle d’études, il fallait éviter de bouger les
pieds sur le sol et de rêver les yeux au plafond. Pour se déplacer ou
pour aller aux toilettes, il fallait lever le doigt et attendre que le
surveillant sadique (qui affectait de ne pas avoir vu) demande enfin d’un
air ennuyé :
"Qu’est-ce que vous voulez encore ?
– M’sieur, je voudrais aller aux toilettes.
– Vous pouvez attendre ; l’étude se termine dans dix
minutes."
Beaucoup plus tard, des années plus tard, on se dit qu’il aurait fallu
sortir sa bite et pisser sur le plancher en chantant un petit quelque
chose pour se donner du courage et pisser le plus possible pour exprimer
son bonheur et toute sa détresse pudique.
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Pendant une vie, ce ne sont pas les occasions qui
manquent de pisser sur le plancher, mais on nous a appris que l’homme
civilisé ainsi que la femme civilisée avec son appareil urinaire
compliqué et mystérieux, ne doivent pas pisser par terre parce que ce
serait extraordinairement et scandaleusement dégoûtant.
Dans les camps de concentration et dans les wagons qui les transportaient,
les hommes et les femmes pissaient et chiaient devant tout le monde. Dire
"pisser" et "chier" n’est
pas obligatoirement vulgaire.
La vulgarité et le mauvais goût, c’est le lot
incontournable de chaque jour.
La femme du gynécologue, qui n’en peut plus d’être la femme du
gynécologue et qui parade devant toutes celles qu’elle considère comme
ses patientes, c’est ça le mauvais goût et la vulgarité. Dire
"bite" ou "pisser", ce n’est
pas si grave.
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La rue d’Orsel débouche sur le 85 de la rue
des Martyrs ; c’est là que mon père, qui n’était pas
chemisier, avait acheté (après la guerre) un magasin de chemiserie et de
lingerie : "À la ville de Montmartre". On
pouvait pénétrer dans les trois grandes vitrines en poussant
latéralement des cadres vitrés qui glissaient mal et qui sortaient
régulièrement de leur rail. Mon père m’appelait pour donner un coup
de main pour "faire les vitrines" et quand un de mes
parents criait : "Pierrot !", c’était
presque toujours pour donner un coup de main. Aujourd’hui encore, je
donne un coup de main avec plaisir.
Faire les vitrines, c’était entasser tout en
équilibre sur des supports chromés et des étagères en verre qui s’effondraient
quelquefois dans un fracas effrayant. Dans la vitrine de droite (la plus
grande), mon père installait les chemises dans leur boîte, protégées
dans un papier de soie et par une enveloppe de cellophane. Il y avait les
chemises blanches, saumon, paille, bleu ciel avec poignet et avec simple
ou double bouton et, pour les hommes élégants, des poignets
"mousquetaire" qui se fermaient avec des boutons de
manchette élégants. Il y avait les chemises cent pour cent coton mais
surtout les toutes nouvelles chemises cent pour cent nylon qu’on lavait,
qui séchaient en un rien de temps et qu’il ne fallait pas repasser. Les
chemises en nylon étaient beaucoup plus chères, mais les femmes y
trouvaient leur compte. Les chemises en nylon jaunissaient. Tout le fond
et le côté gauche du magasin étaient réservés au stock des chemises
rangées par tailles, par marques et par couleurs. De temps en temps, Papa
prenait une belle chemise pour lui et il fermait les poignets mousquetaire
avec des boutons en or rehaussés d’une améthyste maintenue dans des
griffes.
Dans la vitrine du centre, la plus petite, mon
père installait les pyjamas satinés à rayures, les slips avec ou sans
poche, les maillots de corps avec ou sans manches, les caleçons en hiver,
des robes de chambre luxueuses entièrement en satin, décorées de fleurs
et d’arabesques. Il y avait des chaussettes en coton, en fil mercerisé
et même en soie. Certains hommes particulièrement élégants n’hésitaient
pas à porter des supports-chaussettes qui sont des sortes de
porte-jarretelles ridicules qui s’attachent au mollet.
La vitrine de gauche était consacrée aux
sous-vêtements féminins. Les femmes représentaient la partie la plus
importante de la clientèle, elles étaient plus nombreuses que les
hommes, mais aussi elles ont un grand besoin de vêtements. Un slip de
femme doit être beau, délicat, fragile, peu résistant et
raisonnablement cher. Le but n’est pas de protéger ou de tenir le cul
au chaud. On conseille la soie, le nylon transparent et les dentelles. Le
bikini n’a pas besoin d’être résistant et, comme pour les
chaussures, on le délaisse avant qu’il ne soit usé pour un string ou
pour un autre cache-cache. Le slip d’homme quant à lui doit être
blanc, en coton, résistant et doit être porté jusqu’à ce que le
caoutchouc soit complètement distendu et que son propriétaire soit
obligé de le remonter toutes les dix minutes en mettant ses mains dans
les poches de son pantalon.
Vers les années cinquante, les femmes d’un
"certain âge" avaient encore froid au cul et on
vendait des culottes molletonnées roses et bien chaudes qu’on ne
mettait pas dans les vitrines. Depuis longtemps, les femmes qui n’ont
plus froid aux yeux n’ont plus froid au cul et la culotte molletonnée a
disparu. Pour les travailleurs, il y avait des slips et des maillots de
corps bleu-marine qui se salissaient plus lentement. Les femmes achetaient
les trois pièces. Slip bikini (aujourd’hui string), soutien-gorge et
porte-jarretelles. Le vocabulaire des soutiens-gorge faisait rêver :
avec ou sans bretelles (et dans le deuxième cas j’imaginais la poitrine
qui maintenait le soutien-gorge en l’air au lieu que ce soit le
contraire), les soutiens-gorge avec bonnets profonds, ceux à balconnets
qui permettaient les grands décolletés, les soutiens-gorge avec
armatures et ceux très épais, rembourrés avec de la mousse, pour les
femmes mécontentes de la taille de leur poitrine. Les porte-jarretelles
dessinaient des arcs sur les fesses et les cuisses et encadraient une
toison qu’on n’avait pas encore songé à épiler. Les poils sous les
bras n’avaient pas encore totalement disparu et ceux des bras et des
jambes faisaient l’objet d’une attaque en règle méthodique. Les bas,
noirs, fumés, gris, chair, avec ou sans couture, complétaient l’uniforme
de la femme. Les femmes des villes sortent armées.
La mercerie qui n’avait pas d’intérêt
érotique particulier me plaisait par sa diversité, ses formes, ses
couleurs, ses textures. Les longues boîtes de boutons en carton épais
étaient un émerveillement, même les petits boutons en nacre pour les
chemises. Certains boutons étaient cousus sur des cartons avec le nom de
la marque, et mes parents inscrivaient en biais le prix du bouton. Les
boutons qui étaient en vrac faisaient un joyeux bruit d’eau sur les
galets quand je les faisais couler entre mes doigts. Des boutons dorés,
en bois, en métal recouvert de tissu. Les femmes choisissaient les
boutons avec soin : ils étaient retournés, inspectés, et quand
elles avaient enfin fait leur choix, elles les posaient délicatement sur
le vêtement et, en penchant un peu la tête sur le côté, elles
estimaient l’effet comme des artistes. Parfois mécontentes, elles
recommençaient tout et abandonnaient les petits boutons rouges avec des
reliefs pour des boutons bicolores ovales. Des rubans de toutes sortes se
vendaient au mètre. Il y avait deux marques faites au couteau, espacées
d’un mètre sur le comptoir en chêne patiné. Les rubans enroulés sur
des cartons ronds étaient rangés dans des grands tiroirs lourds
difficiles à tirer. Pour donner de la rigidité à la ceinture des jupes
et des pantalons, on met du "gros grain" en
général noir ou blanc. Au bas du canon du pantalon, il faut coudre l’extrafort
pour le consolider. Maintenant la mode est de porter des vêtements neufs
décousus et déchirés ; l’extrafort n’est probablement plus
nécessaire…
J’aimais beaucoup ce monde de femmes exigeantes
pour un morceau de ruban ou de dentelle ; pour l’achat d’un
soutien-gorge, elles parlaient sans la moindre pudeur de la forme
particulière de leurs seins en précisant ce qu’elles en
attendaient ; elles présentaient le porte-jarretelles ou le bikini
assorti par-dessus leur jupe et se regardaient dans le grand miroir
vertical. Elles se voyaient nues devant l’amant qui allait les prendre
dans ses bras et enlever trop rapidement ces propositions d’amour et de
besoin. Les clientes enfilaient leur main dans le haut des bas nylon en
prenant soin de ne pas les accrocher avec leurs ongles et elles en
étudiaient l’effet sur le dos de leur main. Le choix du bas dépendait
d’une stratégie savante et compliquée.
Entrées dans le magasin, les femmes perdent
toute pudeur. Elles font entrer leurs seins dans les soutiens-gorge
par-dessus leur chemisier. Quelquefois, peut-être en retard, elles
changeaient de bas debout face à la glace : elles remontaient leur
jupe jusqu’à la bande sombre du bas et, le torse tourné et penché
vers la première cuisse, elles détachaient à deux mains les
jarretelles, faisant glisser le bas filé, inconscientes d’abandonner
une partie de leur intimité, et enfilaient le nouveau bas en vérifiant
dans la glace l’effet et la position de la couture. Puis c’était le
tour de la deuxième jambe. Les femmes aiment se déshabiller dans les
magasins de vêtements, c’est un strip-tease autorisé.
Le monde des femmes me donnait beaucoup de
plaisir et de désirs. Elles savaient peut-être que je les regardais et
elles devaient aimer mon regard d’adolescent admiratif qui ne demandait
qu’à connaître. J’étudiais les gestes, les odeurs, les regards de
celles qui devaient donner tant de plaisir et d’amour.
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