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d'Anne-Marie Simond


Les E-mails de Max à son parrain

.(Extraits)

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Nota. Max le Schnauzer, chien littéraire, esthète, philosophe, impertinent et libertaire, s’interroge avec humour sur les relations des humains et des chiens, et rêve de liberté et de pouvoir.  Ce livre réunit les e-mails que Max, chiot devenu jeune chien, puis adulte, écrivit à son parrain, René Berger (voir en bas de page *).
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E-mail 28
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de : ... AMS
à : .... René Berger
envoyé : lundi 2 septembre 2002, 19 :48
objet :  de la cervelle et des biscoteaux
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cher parrain-rené,
pendant que maman médite sur la nature humaine dans un bouquin, je médite sur la "nature canine" ; que je t’explique : en Italie, en août (juste avant que la " fausse Cosette " ne passe de vie à trépas), même si j’ai crevé de chaud, tiré une langue jusque par terre et passé du temps, attaché à un crochet comme un bœuf, devant des églises, pendant ces trois jours j’ai découvert qu’il existait des chiens sans collier, c’est-à-dire libres (je n’en avais jamais vu) ; en effet, dans une ville sans voiture (Lucca, en charabia italien), au bord d’une place où on buvait, maman et papa du coca-cola, moi de l’eau, j’ai découvert ces sauvages, non pas des <Johnny Weissmuller> lavés, peignés, lustrés, embellis par leur liberté (je rêvais), mais des va-nu-pieds sales, pas brossés ni peignés, puants à dix mètres, qui tournaient à trois ou quatre autour d’une vieille carne, la <cheffe> du groupe, aussi sale et puante qu’eux, couchée, peinarde, au milieu de la place ; j’ai été les saluer, histoire de savoir ce que ces <chiens-sans-collier> pouvaient avoir dans la tête, mais ils étaient teigneux et grossiers, et je peux bien te l’avouer, ils m’ont épaté avec leurs jurons : " cochon de Dieu ! ", " cochon de Jésus ! ", " cochonne de Madone ! " ; ça me rappelait les réflexions que je me faisais, à Anvers, sur les hommes et leur tour de Babel, ambition qui leur avait valu, dit-on, de ne plus comprendre que dalle à ce qu’ils se disaient, et je pensais : okay, si nous, les chiens, on continue à parler la même langue, on jure quand même autrement d’un pays à l’autre ; comme quoi, primo, plus il fait chaud, plus les humains montrent leur peau et ressemblent à des cochons, et deuzio, les humains ont fait les dieux à leur image, et ce fut pour moi une déception sans bornes, "les chiens se sont fait les mêmes dieux que les hommes") ;
bon, passons ; à la <cheffe> j’ai essayé de faire du gringue, mais elle m’a reçu avec un retroussement de babines sur ses crocs jaunes si peu rassurant que j’ai préféré tirer ma révérence ; je suis revenu auprès des <sauvages-sans-collier>, j’ai essayé de leur en mettre plein la vue avec mon pote Gustave et son Emma, mais ils m’ont regardé méchamment en me demandant si ça se mangeait, et ils m’ont prévenu que si ça avait mauvais goût, j’aurais plus qu’à me tirer en vitesse pour sauver mes abattis (chez eux, visiblement, écrire et lire était le cadet de leurs soucis, il n’y avait que la loi du plus fort qui comptait) ; vexé, au plus teigneux j’ai essayé de mettre ma bite où je pense, histoire de lui apprendre la politesse, mais il était trop costaud, j’ai dû reculer et retourner boire mon eau près de maman et papa ; plutôt mortifié, je me disais : un <chien sauvage> est-il mieux loti qu’un <chien civilisé> ? okay, les chiens parlent en gros la même langue, mais il y a <ceux-qui-en-ont> (un collier), <ceux-qui-n’en-ont-pas>, et entre eux il y a un monde ; <ceux-qui-n’en-ont-pas> n’ont que des biscoteaux, tandis que <ceux-qui-en-ont> ont un cerveau, ils lisent et écrivent, ils sont cultivés (il y a évidemment les surdoués, les doués et les crétins), mais, c’est là la question : la puissance intellectuelle vaut-elle moins que la force musculaire ?

donc, de retour à Paris, toujours turlupiné par la question, j’ai fait cette expérience : un jour, pendant que maman, assise sur un banc, sur le boulevard Richard-Lenoir, respirait l’odeur des feuilles mortes, un mec que je rencontre de temps en temps est arrivé, accompagné de sa Mère, un Basset d’Artois long comme deux clebs, avec des pattes aussi tordues que des pieds de fauteuil Louis XV, des oreilles traînant par terre et des yeux rouges et larmoyants (c’est pas haut, ces mecs-là, mais deux sinon trois fois plus lourds que moi) ; j’étais d’humeur enjouée, j’ai été le saluer, mais lui, bêcheur, m’a dit tout à trac : " peuh ! tu as un collier, tu sais probablement lire et écrire… " (tiens ! je me suis dit ; il a remarqué ça !) " … mais tu n’es qu’un Schnauzer moyen, tes ancêtres chassaient les rats dans les écuries des relais de poste au temps où les miens chassaient avec les ducs et les princes, je t’observe quand tu te promènes sur le boulevard : tu n’as que des instincts de palefrenier, être le plus fort ou pas, enculer ou ne pas enculer sont là tes seules questions… " (l’écouter déblatérer de la sorte commençait à m’énerver) " … moi, continuait le prétendu sieur d’Artois, si je ne pratique plus la chasse à courre, je réfléchis, je viens du Siècle des Lumières, des PHilosophes avec un grand PH, j’ai une théorie remarquable sur le comportement et la morphologie de ces animaux qui nous tourmentent jour après jour, je veux dire les puces, car il est évident que comportement et morphologie sont indissociables… " (il m’énervait de plus en plus, et l’excitation intellectuelle ayant sur moi le même effet que l’adrénaline, j’attendais, prêt à en découdre, les jarrets tendus, mon trognon de queue dressé comme une bougie, mes bacchantes et mon bouc pointés en avant) " … je présente ma théorie sous la forme d’une fable, commença le Grand Sac à Puces : " un jour un directeur de cirque de puces décida de faire une expérience, il prit la première de celles qu’il faisait travailler, lui arracha une patte, lui dit : " saute ! ", et la puce sauta ; il lui arracha une deuxième patte et lui dit : " saute ! " ; la puce sauta, moins bien, mais elle sauta ; il lui arracha toutes les pattes, lui dit : " saute ! ", mais la puce ne sauta pas, et le directeur conclut : quand on arrache toutes les pattes d’une puce, elle devient sourde "… n’est-ce pas bien pensé, palefrenier ? " conclut le Grand Sac à Puces avec des airs supérieurs ; le moment était venu de lui rabattre sa grande gueule, j’ai rétorqué : " moi aussi, j’ai une démonstration comportementale, réponds à ma question : où sont tes oreilles ? " ; l’autre a répondu, ahuri : " sur ma tête ! " ; je lui ai dit : " en es-tu certain ? " ; il a répondu, toujours ahuri : " évidemment, voyons ! " ; j’ai continué : " alors, couche-toi ! " ; il n’a pas obéi, et j’ai dit : " dans ce cas, tu ne sais pas où sont tes oreilles, puisque tu ne m’entends pas ! " ; il m’a regardé, sidéré, et moi, profitant de sa surprise pour le contourner et lui sauter sur l’arrière-train, je l’ai enculé un bon coup, et de surprise il est tombé sur le ventre ; quand je l’ai lâché, je lui ai dit : " tu as vu, philosophe de mes deux ? tes oreilles, tu les as dans le cul ! ", je l’ai achevé par un : " tu confonds prurit et philosophie, demande à ta mémère de te passer à l’insecticide, après ça on reprendra la conversation ! ", et féroce : " maintenant, débarrasse-moi le trottoir, sinon il en coûtera de nouveau à tes <oreilles> ! ", et le Grand Sac à Puces de partir aussitôt, la queue entre les jambes, ses oreilles ballottantes balayant le trottoir ; je lui ai crié : " et pense à ça, faux philosophe : être le plus fort consiste à avoir de la cervelle et des biscoteaux ! " ; voilà, parrain-rené, la réponse à la question que je me posais en Italie ;
j’ai alors regardé maman, qui rêvassait toujours sur son banc, les yeux fermés devant le soleil presque automnal, je me suis dit : entre les chiens et les humains, ça ne se passe pas du tout comme ça, "nous les chiens, on obéit toujours aux humains, et moi j’obéis toujours à maman" ; ça m’a foutu un coup, même mon génie ne pouvait rien là contre (quand j’avais dit, après ma dernière crise d’épilepsie :veni, vidi, vici, j’y suis, j’y reste ", ç’avait été une victoire de courte durée) : maman, malgré ses petits cheveux, ses oreilles toutes nues, ses boucles d’oreilles et ses grandes jupes de gitane, a un caractère d’acier (elle a quand même compris qu’avec moi il fallait la faire en douceur), elle sait alterner les ordres et les baisers qui me font trembler la cervelle, et quand, à l’atelier, assise sur sa chaise de bureau, elle écarte les cuisses et me dit : " Max, viens, un câlin ", je ne sais plus qui je suis ni ne me demande si j’obéis ou pas, je viens mettre mon nez dans l’entrejambe de son pantalon de travail, je me laisse tripoter les oreilles, masser le cou, frotter les flancs, je remue mon trognon de queue, c’est plus fort que moi, et je ne me sens plus de joie ; après, tout étourdi, je me demande si je ne me suis pas fait avoir encore une fois, mais c’est trop tard, j’ai obéi ;
je vais te dire, parrain-rené, par moments je regrette presque de ne pas être un <va-nu-pieds> : quand ils sont ensemble, les chiens ne peuvent pas toujours être les maîtres et se faire obéir, mais ils peuvent toujours essayer, ils ont toujours leur chance, tandis qu’avec les humains, c’est impossible (ou alors je ne sais pas m’y prendre) ; mon problème existentiel est donc devenu celui-ci : "comment faire pour ne pas obéir à maman ?"
… j’arrête d’écrire, parce que ma volonté de ne pas lui obéir doit rester le secret qu’à toi seul je peux confier, et il ne faut pas qu’elle puisse regarder ce que je t’écris ; je t’embrasse très vite, j’embrasse aussi Rose-Marie sur les appendices que je préfère sur sa tête (ça pourrait être son nez… non, je suis vraiment sot, elle n’en a pas deux), je serre la pince à Kami, autre <chien-qui-obéit-aux-humains> (enfin, je l’espère) ;
ton filleul qui t’aime, Max.
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.. (*)  Pour en savoir plus
sur le parrain de Max  :
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. .Site René Berger..


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