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accueil

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Le Séducteur.
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d'Anne-Marie Simond..
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.(Extraits)
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     À San Lorenzo ………………… Une file de masques menée par un Arlequin passa si près de nous qu’elle déséquilibra la princesse devant moi, et ce fut de justesse si, la saisissant par le bras, je pus l’empêcher de tomber sous les pieds des danseurs. La princesse se tourna vers moi et releva son masque blanc sur son tricorne, « Savez-vous que la déesse trouve charmant que vous lui consacriez les quelques heures qu’elle devra consacrer, elle, à une petite fille ? Vous faites preuve, là, d’une dévotion délicieuse. » Elle badinait en riant, et je regardais sans les reconnaître, sous le tricorne noir, dans le mantelet à capuchon de dentelle noire, son visage étroit, les rides du rire qui lui plissaient la peau vers les tempes, ses yeux presque fermés par la gaieté, sous les sourcils bien dessinés, ses lèvres pâles ouvertes sur de jolies dents, me demandant si c’était la princesse Tron, ou la Messaline épuisée par les nuits d’orgie, ou encore la déesse vêtue de brocart noir et parée de perles que j’avais là, devant moi, si ce n’était pas plutôt quelque joli garçon qui aurait vieilli avant d’avoir pu devenir un homme, et je la trouvai tellement charmante avec ce visage inattendu que je dus me retenir de la prendre dans mes bras pour l’embrasser. J’enlevai mon masque et m’inclinai vers elle, « Princesse, avec vous, même le désert me semblerait amusant… » Un danseur, à cet instant, bouscula la princesse, la poussant vers moi, et elle, pour se retenir de tomber dans mes bras, appuya une main contre ma poitrine, main que je saisis aussitôt pour la porter à mes lèvres et la baiser, « Et si j’étais Dieu, Princesse, ajoutai-je, je n’aurais d’yeux que pour vous. Même la plus belle de ses servantes, ici, me paraîtrait insignifiante. » Dans son regard passa ce je-ne-sais-quoi qui m’excitait tellement, que je mis cette fois sur le compte de la franche provocation, et, enhardi, je portai de nouveau sa main à mes lèvres et c’est dans sa paume que je posai un baiser, « Je crains seulement, s’il existe, de trouver en lui un rival redoutable, et de voir sa très grande colère retomber sur moi : je n’ai pas, moi, l’envergure de Lucifer… » Un autre masque la bouscula, elle partit en arrière, et sa main glissa de la mienne, « Serait-ce Dieu qui vient nous séparer ? dit-elle en riant. Se pourrait-il qu’il existe vraiment et soit déjà jaloux de vous ? — elle avait une expression de gourmandise telle que j’avais l’impression, bien qu’étant beaucoup plus grand qu’elle, d’être un oiseau convoité par un chat — Il est vrai qu’il aurait raison d’être jaloux : vous êtes charmant. Vous êtes même tellement charmant que j’ai envie de vous manger… », elle tendit la main vers moi, me prit par le bras d’autorité, et riant toujours, ajouta : « Mais trêve de badinage, venez ! Agata nous attend ! »
     Ma parole, pensai-je en me laissant entraîner par elle entre les danseurs ; elle n’a l’air de rien avec ses airs de joli garçon, mais derrière ce masque, il y a toujours la princesse Tron, une goulue, une vraie sorcière qui ne pense qu’à vous entortiller pour vous posséder ; une nuit avec elle doit ressembler à une nuit de sabbat, et l’homme sur lequel elle jette son dévolu doit se retrouver au petit matin vidé de son foutre et de son sang, si ce n’est à moitié dévoré par une crise de gloutonnerie imprévisible —, je me pris à rire — oui, cette femme était une vraie sorcière, car, bien que je me sentisse le cœur saisi par l’effroi, je continuais à la suivre comme si j’étais son petit chien… Un masque me bouscula au passage, j’observai les autres masques en train de danser, entraînés par le petit orchestre placé en face de la grille, sous la fresque du martyre de saint Laurent, et mon regard fut arrêté par ce dernier : exposé entre les colonnes du haut portique d’un palais, couché sur son lit de métal et de flammes, indifférent aux airs de danse du petit orchestre placé en dessous de lui, le malheureux se tordait autant que ses fers le lui permettaient, les yeux retournés dans les orbites, les lèvres retroussées sur les dents, tandis qu’une sueur de sang lui coulait du front, des tempes et des aisselles ; il endurait son supplice sans voir, à côté de lui, les hommes et les femmes venus assister à son agonie, et ceux-ci, impuissants, bousculés par leur propre douleur, échevelés, les bras tendus vers le ciel, ou les mains tordues sur la poitrine, ou encore le visage renversé en arrière, paraissaient attendre de Dieu qu’il manifestât son émotion, son indignation ; et Dieu, lui, était là, sous la forme d’un vent furieux qui soulevait les tentures rouge sombre accrochées aux colonnes et poussait entre celles-ci, dans la galerie, des nuages gonflés par sa colère ; je revins au martyr, sur son gril, étonné de découvrir sur son visage révulsé non pas l’expression de souffrance atroce que j’avais cru voir tout à l’heure, mais plutôt celle d’une joie indicible, de l’extase même, et la posture de son corps me sembla même celle d’un homme qui jouit tout seul, saisi par des visions érotiques extraordinaires ; je ris malgré moi, malgré l’effroi que m’inspirait cet homme en train de faire l’amour avec ces nuages, lesquels, au-dessus de lui, soulevaient et écartaient les tentures comme l’auraient fait des genoux et des cuisses de géante — … mais ce n’était pas un supplice qu’il vivait là, c’était un véritable orgasme ! quelle curieuse façon il avait là de concevoir l’amour et le plaisir ! — ; mon regard redescendit sur la foule des masques en train de s’amuser — voilà des plaisirs qui me paraissaient plus agréables ! —, je revins à la princesse, devant moi, qui m’entraînait toujours comme si j’étais son petit chien, et je me demandai comment pouvait être cette jeune Agata que nous allions retrouver, espérant, non sans ironie, qu’elle serait assez jolie pour me soustraire au charme de sa tante, et me réjouissant d’avance à l’idée de tourner la tête à une jeune fille, pour m’amuser.
     Las, je fus très déçu quand je découvris, de l’autre côté de la grille, une adolescente un peu maigre, qui aurait pu être jolie si son visage, enfermé dans le bonnet de pensionnaire, n’avait pas eu une expression de petite fille butée, et qui n’eut pour moi, quand la princesse me présenta, qu’un regard indifférent. Elle ne s’intéressait qu’à sa tante, en particulier au paquet que celle-ci sortait de son sac, suspendu à sa taille sous l’aile de sa robe, qu’elle ouvrait rapidement, découvrant, entassés dans le papier de soie déplié, des gâteaux ovales et luisants, de toutes les couleurs. La princesse en prit un, enrobé de sucre rose, et passa la main entre les barreaux de la grille, « Agata, ouvre la bouche. » Agata ouvrit la bouche en riant — l’adolescente butée savait donc rire — et la referma sur le gâteau entier. « Dieu n’est évidemment pas une friandise, continua la princesse, mais tu es encore à l’âge où il pourrait lui ressembler. Mange donc. Je te trouve bien maigre, et si tu continues ainsi, tu le deviendras tellement que le diable te prendra pour une branche de bois mort… », l’image la fit rire, « … et il te jettera dans son brasier sans même s’apercevoir de son erreur. » – « Encore ! » dit Agata, que le diable préoccupait moins que la gourmandise. La princesse mit dans sa bouche un deuxième gâteau, enrobé de sucre vert, puis, quand il fut avalé, un troisième, enrobé de sucre jaune, « Maintenant, dit-elle, permets-moi de les goûter. » Elle en prit un, qu’elle mit dans sa bouche avec des airs gourmands, « Mmm… » murmura-t-elle, les yeux fermés, en le laissant fondre dans sa bouche avant de l’avaler, « Si Dieu existe et s’il est fait à l’image de ce gâteau… de ces gâteaux, je mourrais sûrement d’indigestion. » Elle rit, rouvrit les yeux, se lécha prestement les doigts — je la regardais, absolument fasciné — et, examinant ceux qui étaient encore entassés dans le papier de soie, elle murmura encore : « Oui, d’indigestion, vraiment. » – « Ma tante ! » dit Agata. La princesse reporta les yeux sur elle, « Agata, dit-elle en riant, n’écoute pas ce que je dis, ce sont des sottises… Mange plutôt ! » Elle lui mit un nouveau gâteau dans la bouche, puis elle tourna la tête vers moi, « Et vous, Giovanni, en voulez-vous un ? », elle me tendit le paquet ouvert, « Laissez-vous tenter ! »
     En riant, j’en choisis un sur lequel le sucre brun avait largement coulé et débordé, à la surface duquel étaient restés collés de petits fragments de sucre vert — le vert avait sans doute le goût de la pistache, et le brun celui du caramel —, et quand je le mis dans ma bouche, il fondit si rapidement sur ma langue que je crus le boire en l’avalant. Je m’exclamai : « Princesse, que m’est-il arrivé ? Qui êtes-vous ? Seriez-vous donc un peu sorcière ? Avez-vous le pouvoir de faire boire ce qui solide, de faire voir ce qui est invisible, de faire entendre des sons qui n’existent pas ? Et le pouvoir aussi de changer toute crainte en audace ? » Elle rit de bon cœur, « Giovanni, aviez-vous oublié que j’ai l’orgueil d’être l’égale de Dieu ? J’ai, moi aussi, mon jardin d’Éden ! »
     « Ma tante ! dit Agata, qui nous regardait tour à tour avec l’expression butée que je lui avais vue tout à l’heure. Vous m’oubliez ! » Je m’inclinai vers l’adolescente, « Vous avez raison, mademoiselle. Je suis en train de vous voler votre tante, et je n’en ai pas le droit. Je m’en vais. » Me tournant vers la princesse, je murmurai : « Princesse, je vous en prie, gardez pour moi le fruit défendu de votre jardin, et soyez certaine que je le mangerai sans aucune crainte. » Dans ses yeux passa de nouveau ce je-ne-sais-quoi de provocant qui m’excitait tellement, « Aucun des fruits de mon jardin n’est défendu, Giovanni. dit-elle. Mais je peux vous garder le meilleur d’entre eux. » Puis elle se retourna vers Agata.
     J’examinai son visage, de profil, enfermé dans le capuchon de dentelle noire, sous le tricorne masculin, et je m’aperçus avec surprise que je ne la reconnaissais de nouveau plus : toute à sa nièce, elle lui racontait maintenant d’innocentes histoires, avec une gaieté sans apprêt, en la gavant de gâteaux, comme l’aurait fait une mère avec sa fille — où donc était passée la princesse Tron, la Messaline, la déesse, ou encore le joli garçon ? et quels étaient encore les autres visages de cette femme ?
     Dérouté, je me détournai d’elle, et, indécis quant à ce que j’avais envie de faire, n’ayant pas envie de me mêler aux danseurs, je pris le parti d’aller voir qui étaient les habitantes du couvent. Passant derrière les visiteurs debout, par petits groupes, devant la grille, j’avançai lentement, examinant comme je le pouvais les pensionnaires et les religieuses : les premières n’étaient encore que des petites filles, et les secondes, toutes blanches dans leur habit blanc, sous leur voile blanc, me firent penser à de grands oiseaux jacassant et battant des ailes dans une immense volière, de fort jolis oiseaux pour la plupart, mais quand je les comparai à la princesse, je pensai que le ciel pouvait bien me tomber sur la tête si celle-ci, malgré son âge, n’était pas de beaucoup plus séduisante que les plus ravissants d’entre eux ; oui, malgré son âge, cette femme avait le charme de ce qui est insaisissable, elle était comme le vent et, sans qu’on pût prévoir ce qu’elle serait l’instant d’après, elle pouvait être brise légère, puis vent du soir, ou bourrasque, ou sirocco, ou tornade encore, et je me demandai, amusé, pourquoi elle m’avait inspiré tant d’effroi ; je pensai que, au contraire justement, c’était son caractère changeant, imprévisible qui m’attirait maintenant, autant que la tendresse, dont elle faisait preuve à l’égard de sa nièce, que sa violence ; je repensai à sa fureur, tout à l’heure — ha ! les colères de cette femme étaient sûrement d’une autre trempe que celles de la pauvre Henriette, et prendre dans ses bras un tourbillon furieux et baiser l’œil du cyclone devait sûrement représenter ce qu’il y a de plus enivrant pour le corps et l’esprit !… Arrivé au bout de la grille, je fis demi-tour et, parvenu à la hauteur de la princesse, je vis derrière Agata, à une dizaine de pas d’elle, une religieuse assise sur une chaise, la tête tournée de côté, que la conversation des autres n’intéressait pas et qui paraissait méditer ; sans doute ne l’aurais-je pas remarquée parmi les autres religieuses, tant elle leur ressemblait dans son habit blanc, sous son voile blanc, avec son crucifix suspendu sur la poitrine, si je n’avais été surpris par une espèce de nonchalance dans sa personne, plutôt inattendue dans cet endroit : elle se tenait abandonnée de travers contre le dossier de la chaise, le poids du corps porté sur une fesse, laissant apparaître nettement, sous son habit blanc, une hanche, une cuisse large, le genou, le bas de la jambe replié devant elle ; cette posture donnait à tout son corps une forme sinueuse, bien qu’il parût solidement charpenté et charnu, et parce qu’il me paraissait tellement charpenté et charnu, il me faisait penser au corps puissant d’un boa ; la religieuse regardait de côté, ne laissant voir, hors de la guimpe, qu’une mâchoire saillante et un œil, de profil, posé de façon singulière sous l’arc du sourcil, et plus je la regardais, plus elle me faisait penser à la princesse, non pas parce qu’elle lui ressemblait, mais parce qu’elle était son antithèse absolue, solide et calme comme la montagne quand la première était aussi changeante et insaisissable que l’air et le vent… Était-ce parce que je la regardais, la religieuse tourna la tête vers moi, ses yeux me fixèrent, le temps de quelques secondes, puis se détournèrent — et elle avait des yeux extraordinaires, des yeux de loup, posés de biais au-dessus des pommettes, mais ce n’était pas seulement ses yeux qui étaient extraordinaires, c’était toute sa personne ; elle était aussi extraordinaire, dans son genre, que la princesse.
     Celle-ci, devant moi, conversait toujours gaiement avec Agata, et je pensai aussitôt que, pour bien faire, je devais la séduire en même temps que la religieuse, pour goûter avec elle le charme d’une âme gourmande, imprévisible et orgueilleuse dans un corps qui goûterait avec rage ses dernières passions, et avec la religieuse le charme d’une âme façonnée comme un continent inconnu dans un corps qu’aucun homme n’avait jamais touché — rien que d’y penser, je bandais déjà… Je posai ma main sur le bras de la princesse et, avec un sourire soumis, je murmurai : « Pardonnez-moi de vous déranger, mais je souhaiterais vous demander une faveur. » Elle se retourna et sourit, et je continuai : « N’est-ce pas aujourd’hui Mardi gras, le jour où les dieux offrent aux hommes ce qu’ils ne peuvent avoir le reste de l’année ? En attendant que vous ayez rassasié votre nièce et que vous me rassasiiez moi-même avec les fruits de votre jardin, m’offrirez-vous l’occasion d’échanger quelques paroles avec une des créatures qui vivent ici, retirées du monde des hommes ? En termes plus prosaïques, et c’est l’enfant que j’étais qui vous parle, j’ai vu ici, tandis que je me promenais dans le parloir en vous attendant, une religieuse qui, à ma surprise, ressemble à l’une de mes sœurs, à ma sœur aînée, qui lui ressemble à un point tel qu’en souvenir du temps de mon enfance j’aurais souhaité pouvoir la connaître. Princesse, voulez-vous m’offrir cette faveur ? »
     Je crus voir passer de la colère dans ses yeux cernés, mais si ce fut le cas, ce fut de courte durée, comme si un voile se posait sur son regard, et si elle ne me crut pas, elle n’en laissa rien voir ; elle dit avec sa vivacité habituelle : « Bien entendu, Giovanni, je ne veux surtout pas que vous vous ennuyiez ici ! »
     Je m’inclinai devant elle, encore plus soumis, « Vous savez bien, Princesse, qu’avec vous je ne m’ennuierais jamais. Ce n’est qu’un désir d’enfant que votre nièce pourrait m’aider à réaliser. » Je me tournai vers Agata qui, ayant entendu que je parlais d’elle, me regardait d’un air méfiant, je sortis un ducat de ma poche et le lui tendis, « Mademoiselle, voulez-vous me donner votre main ? »
     Agata avait changé d’expression en voyant la pièce d’or entre mes doigts, elle passa la main entre les barreaux de la grille, et, dans sa paume ouverte, je déposai le ducat, puis refermai ses doigts sur lui, « En échange du service que je vais vous demander, mademoiselle, j’aurais souhaité vous offrir autre chose, mais vous demanderez à l’une de vos amies, quand elle viendra vous voir, de vous acheter ce que vous voudrez. » Elle demanda : « Que dois-je faire ? » – « Il y a dans ce parloir une religieuse à laquelle je souhaiterais pouvoir parler quelques minutes, et je serais heureux qu’elle l’acceptât. Voulez-vous le lui dire et me rapporter sa réponse ? » – « Où est-elle ? » – « Elle est derrière vous, assise sur une chaise, elle ne parle à personne. » Agata tourna la tête, mais quand elle reporta son regard sur moi, celui-ci exprimait de nouveau la méfiance que la vue d’un ducat, l’instant d’avant, avait pu effacer.
     « Trouvez-vous, mademoiselle, que je ne vous ai pas assez donné ? » demandai-je en riant. Je sortis un deuxième ducat de ma poche et le lui tendis, « Et avec ceci, accepterez-vous de parler pour moi ? »
     Elle prit le deuxième ducat sans un sourire, sans un mot — drôle de petite personne ! pensai-je, surpris —, et fit demi-tour pour rejoindre la religieuse. Celle-ci tourna la tête vers elle, puis vers moi. Je la vis, avec un pincement d’excitation à l’estomac, se lever de sa chaise — voilà que le continent inconnu venait à ma rencontre ! —, j’admirai sa démarche et, dans le balancement de ses hanches qui faisait apparaître ses cuisses puissantes, cette nonchalance qui m’avait surpris tout à l’heure, et je fus étonné, quand elle se trouva en face de moi, de l’autre côté de la grille, de la trouver moins grande que je ne l’avais imaginée ; c’était l’ensemble de sa personne qui donnait l’illusion de sa haute taille. Elle avait le visage très blanc, très large, d’autant plus large qu’il n’était pas encadré par des cheveux, mais enfermé dans la guimpe, sous le voile, son nez était plutôt fort, sa bouche grande et charnue, très pâle ; mais ce qu’elle avait de plus exceptionnel, c’étaient ses yeux, et je pensai n’en avoir jamais vu de pareils, dont les prunelles jaunes paraissaient faites avec de l’or — et voilà ! pensai-je, triomphant ; le continent inconnu est venu à moi ! cette religieuse, je l’aurai aussi ! j’ai peu de temps, j’ai quelques minutes seulement pour retenir son attention et lui donner l’envie de me revoir, et je dois être discret, si je veux pouvoir commencer une relation avec elle sans éveiller la jalousie de la princesse !
     « Ma Sœur, lui dis-je en m’inclinant, je ne suis pas un Pierrot, je ne suis pas un Arlequin, je ne suis qu’un homme dont l’une des sœurs vous ressemble… vous ressemblait, devrais-je dire, puisque je parle d’une sœur qui était déjà femme quand j’étais encore un enfant, qui est morte il y a une vingtaine d’années, et qui, dans mon souvenir, quand je vous vis, me parut vous ressembler tellement que je voulus vous voir de plus près et vous parler, pour me persuader qu’une telle ressemblance était possible… Maintenant, cependant, je m’aperçois que son regard était différent du vôtre : j’y lisais parfois de l’hésitation, comme s’il ne parvenait pas à cacher quelque blessure faite à son âme, tandis que le vôtre est calme et serein… » Elle sourit ; me sentant sur la bonne voie, je continuai : « … Et si elle vous avait connue, si la chose avait été possible, je suis certain que, vous voyant comme son reflet dans son miroir, votre regard pénétrant dans le sien, et votre âme dans la sienne, cette blessure qu’elle nous cachait se serait guérie, et elle aurait changé… »
     « Mais monsieur ! dit-elle — elle avait la voix claire, très gaie — Que voulez-vous de moi ? Je suis une religieuse ! »
     Je jetai un coup d’œil de côté : la princesse n’avait pas repris sa conversation avec Agata, elle regardait sa rivale avec un sourire exquis — jouait-elle la comédie, ou ne se doutait-elle réellement de rien ? Je repris : « Ne comprenez-vous pas, ma Sœur ? En voulant vous connaître, j’ai cru pouvoir retrouver la tendresse de celle que j’ai perdue, la tendresse de la seule femme qui, après la mère, représente cet idéal féminin régnant au-dessus des passions de l’amour et de tous les sentiments qui l’accompagnent, la jalousie, la haine et la cruauté, qui nous déchirent notre vie durant… — l’enthousiasme m’emportait — Et vous êtes la plus généreuse des sœurs ! Vous êtes celle de tous les hommes ! Vous êtes plus que cela encore, car, lorsque je vous regarde, je ne peux m’empêcher de vous comparer, bien que vous soyez vêtue de blanc, et elle de couleurs et d’or, à la Madone qui prie de la Basilique, qui nous regarde, droite et hiératique, avec des yeux cernés par les veilles… » J’eus envie de me mordre la langue : comme un sot, je n’avais pas pu m’empêcher de faire du lyrisme, et même si la princesse n’avait rien deviné de mes intentions, elle n’allait pas manquer de faire une crise de jalousie, parce qu’une déesse et une Madone ne pouvaient être que des rivales ! « Monsieur, je vous en prie ! s’écria la religieuse. Vous me flattez trop ! Je suis et je dois rester une humble religieuse ! »
     « Ma Sœur ! » dit Agata. Elle tourna la tête vers l’adolescente qui l’appelait et tirait sur sa manche en même temps, pour attirer son attention, et qui, sans ajouter un mot, de sa main libre désigna un point quelque part dans le parloir. Elle hocha la tête, puis, revenant à moi, reprit : « Monsieur, pardonnez-moi de vous quitter, ma mère et mon frère sont là, ils m’attendent. », elle eut un petit rire, « Et ils sont, en ce jour de Mardi gras, très gourmands de ma personne. Mais je pourrai vous retrouver tout à l’heure. » Elle inclina la tête pour me saluer et, sans attendre ma réponse, se détourna, passa derrière Agata, caressant son épaule au passage, et elle s’éloigna.
     Pris de court, surpris par la rapidité de son départ, je restai comme un imbécile à la suivre des yeux : je vis le haut de son voile passer derrière les religieuses et les pensionnaires, elle réapparut à l’extrémité de la grille et passa les mains entre les barreaux pour serrer les doigts d’une femme, puis ceux d’un homme ; contrarié, furieux, sentant la situation m’échapper, je me demandai comment et quand je pourrais l’enlever à sa famille, si elle tardait à revenir…
     « Ma tante ! » Malgré moi je regardai Agata. « Ma tante, je dois m’en aller ! disait-elle. La mère supérieure ne m’a donné que la moitié de l’après-midi pour me punir d’avoir parlé pendant la prière ! » Je compris qu’Agata, en s’en allant, allait faire partir la princesse et me faire partir aussi, et que je devrais quitter le couvent sans savoir comment retrouver la religieuse, plus tard, puisque je ne connaissais pas son nom. « Giovanni ? dit la princesse. Ne voulez-vous pas dire au revoir à Agata ? » Je n’osai pas regarder la religieuse, là-bas, à l’autre bout de la grille, je fixai l’adolescente avec une furieuse envie de lui tordre le cou. « Giovanni, répéta la princesse, Agata doit s’en aller. » – « Au revoir, monsieur. » dit celle-ci, et elle plia le genou avec un sourire poli et me tourna le dos. J’étais muet de fureur.
     Je sentis la main de la princesse se poser sur mon poignet, « Giovanni, venez-vous ? » Je baissai les yeux sur elle : elle avait son sourire exquis, mais son regard droit me disait qu’elle ne souffrirait pas d’être désobéie ; j’examinai sa main, ses doigts faits comme de petits joncs souples, je la comparai en pensée à celle de la religieuse, sur l’épaule d’Agata, grande, bombée, charnue, avec des ongles allongés et des fossettes aux articulations, comme en ont les mains des poupées, et j’eus envie de prendre entre mes doigts cette petite main autoritaire, pour la casser ; je revins à sa figure de joli garçon fatigué et j’eus envie de l’écraser avec mon poing pour me venger, pour lui enlever aussi ce pouvoir de séduction qu’il gardait malgré tout sur moi. Je soulevai sa main jusqu’à mes lèvres et la baisai, « Vous êtes si jolie, Princesse, que vous mériteriez que je vous fasse souffrir, dans votre orgueil et dans votre cœur. »
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(Extraits de la 2e édition, pages 20 à 34).


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(conception & réalisation :  anne-marie simond ;  copyright  © <éditions du héron> 2001)