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À San Lorenzo ………………… Une file de
masques menée par un Arlequin passa si près de nous qu’elle déséquilibra
la princesse devant moi, et ce fut de justesse si, la saisissant par le bras,
je pus l’empêcher de tomber sous les pieds des danseurs. La princesse se
tourna vers moi et releva son masque blanc sur son tricorne, « Savez-vous
que la déesse trouve charmant que vous lui consacriez les quelques heures
qu’elle devra consacrer, elle, à une petite fille ? Vous faites
preuve, là, d’une dévotion délicieuse. » Elle badinait en riant, et
je regardais sans les reconnaître, sous le tricorne noir, dans le mantelet à
capuchon de dentelle noire, son visage étroit, les rides du rire qui lui
plissaient la peau vers les tempes, ses yeux presque fermés par la gaieté,
sous les sourcils bien dessinés, ses lèvres pâles ouvertes sur de jolies
dents, me demandant si c’était la princesse Tron, ou la Messaline épuisée
par les nuits d’orgie, ou encore la déesse vêtue de brocart noir et parée
de perles que j’avais là, devant moi, si ce n’était pas plutôt quelque
joli garçon qui aurait vieilli avant d’avoir pu devenir un homme, et je la
trouvai tellement charmante avec ce visage inattendu que je dus me retenir de
la prendre dans mes bras pour l’embrasser. J’enlevai mon masque et
m’inclinai vers elle, « Princesse, avec vous, même le désert me
semblerait amusant… » Un danseur, à cet instant, bouscula la
princesse, la poussant vers moi, et elle, pour se retenir de tomber dans mes
bras, appuya une main contre ma poitrine, main que je saisis aussitôt pour la
porter à mes lèvres et la baiser, « Et si j’étais Dieu, Princesse,
ajoutai-je, je n’aurais d’yeux que pour vous. Même la plus belle de ses
servantes, ici, me paraîtrait insignifiante. » Dans son regard passa ce
je-ne-sais-quoi qui m’excitait tellement, que je mis cette fois sur le
compte de la franche provocation, et, enhardi, je portai de nouveau sa main à
mes lèvres et c’est dans sa paume que je posai un baiser, « Je crains
seulement, s’il existe, de trouver en lui un rival redoutable, et de voir sa
très grande colère retomber sur moi : je n’ai pas, moi, l’envergure
de Lucifer… » Un autre masque la bouscula, elle partit en arrière, et
sa main glissa de la mienne, « Serait-ce Dieu qui vient nous séparer ?
dit-elle en riant. Se pourrait-il qu’il existe vraiment et soit déjà
jaloux de vous ? — elle avait une expression de gourmandise telle que
j’avais l’impression, bien qu’étant beaucoup plus grand qu’elle, d’être
un oiseau convoité par un chat — Il est vrai qu’il aurait raison d’être
jaloux : vous êtes charmant. Vous êtes même tellement charmant que
j’ai envie de vous manger… », elle tendit la main vers moi, me prit
par le bras d’autorité, et riant toujours, ajouta : « Mais trêve
de badinage, venez ! Agata nous attend ! »
Ma parole, pensai-je en me laissant entraîner par
elle entre les danseurs ; elle n’a l’air de rien avec ses airs de
joli garçon, mais derrière ce masque, il y a toujours la princesse Tron, une
goulue, une vraie sorcière qui ne pense qu’à vous entortiller pour vous
posséder ; une nuit avec elle doit ressembler à une nuit de sabbat, et
l’homme sur lequel elle jette son dévolu doit se retrouver au petit matin
vidé de son foutre et de son sang, si ce n’est à moitié dévoré par une
crise de gloutonnerie imprévisible —, je me pris à rire — oui, cette
femme était une vraie sorcière, car, bien que je me sentisse le cœur saisi
par l’effroi, je continuais à la suivre comme si j’étais son petit
chien… Un masque me bouscula au passage, j’observai les autres masques en
train de danser, entraînés par le petit orchestre placé en face de la
grille, sous la fresque du martyre de saint Laurent, et mon regard fut arrêté
par ce dernier : exposé entre les colonnes du haut portique d’un
palais, couché sur son lit de métal et de flammes, indifférent aux airs de
danse du petit orchestre placé en dessous de lui, le malheureux se tordait
autant que ses fers le lui permettaient, les yeux retournés dans les orbites,
les lèvres retroussées sur les dents, tandis qu’une sueur de sang lui
coulait du front, des tempes et des aisselles ; il endurait son supplice
sans voir, à côté de lui, les hommes et les femmes venus assister à son
agonie, et ceux-ci, impuissants, bousculés par leur propre douleur, échevelés,
les bras tendus vers le ciel, ou les mains tordues sur la poitrine, ou encore
le visage renversé en arrière, paraissaient attendre de Dieu qu’il
manifestât son émotion, son indignation ; et Dieu, lui, était là,
sous la forme d’un vent furieux qui soulevait les tentures rouge sombre
accrochées aux colonnes et poussait entre celles-ci, dans la galerie, des
nuages gonflés par sa colère ; je revins au martyr, sur son gril, étonné
de découvrir sur son visage révulsé non pas l’expression de souffrance
atroce que j’avais cru voir tout à l’heure, mais plutôt celle d’une
joie indicible, de l’extase même, et la posture de son corps me sembla même
celle d’un homme qui jouit tout seul, saisi par des visions érotiques
extraordinaires ; je ris malgré moi, malgré l’effroi que
m’inspirait cet homme en train de faire l’amour avec ces nuages, lesquels,
au-dessus de lui, soulevaient et écartaient les tentures comme l’auraient
fait des genoux et des cuisses de géante — … mais ce n’était pas
un supplice qu’il vivait là, c’était un véritable orgasme ! quelle
curieuse façon il avait là de concevoir l’amour et le plaisir ! — ;
mon regard redescendit sur la foule des masques en train de s’amuser —
voilà des plaisirs qui me paraissaient plus agréables ! —, je revins
à la princesse, devant moi, qui m’entraînait toujours comme si j’étais
son petit chien, et je me demandai comment pouvait être cette jeune Agata que
nous allions retrouver, espérant, non sans ironie, qu’elle serait assez
jolie pour me soustraire au charme de sa tante, et me réjouissant d’avance
à l’idée de tourner la tête à une jeune fille, pour m’amuser.
Las, je fus très déçu quand je découvris, de
l’autre côté de la grille, une adolescente un peu maigre, qui aurait pu être
jolie si son visage, enfermé dans le bonnet de pensionnaire, n’avait pas eu
une expression de petite fille butée, et qui n’eut pour moi, quand la
princesse me présenta, qu’un regard indifférent. Elle ne s’intéressait
qu’à sa tante, en particulier au paquet que celle-ci sortait de son sac,
suspendu à sa taille sous l’aile de sa robe, qu’elle ouvrait rapidement,
découvrant, entassés dans le papier de soie déplié, des gâteaux ovales et
luisants, de toutes les couleurs. La princesse en prit un, enrobé de sucre
rose, et passa la main entre les barreaux de la grille, « Agata, ouvre
la bouche. » Agata ouvrit la bouche en riant — l’adolescente butée
savait donc rire — et la referma sur le gâteau entier. « Dieu n’est
évidemment pas une friandise, continua la princesse, mais tu es encore à
l’âge où il pourrait lui ressembler. Mange donc. Je te trouve bien maigre,
et si tu continues ainsi, tu le deviendras tellement que le diable te prendra
pour une branche de bois mort… », l’image la fit rire, « … et
il te jettera dans son brasier sans même s’apercevoir de son erreur. »
– « Encore ! » dit Agata, que le diable préoccupait moins
que la gourmandise. La princesse mit dans sa bouche un deuxième gâteau,
enrobé de sucre vert, puis, quand il fut avalé, un troisième, enrobé de
sucre jaune, « Maintenant, dit-elle, permets-moi de les goûter. »
Elle en prit un, qu’elle mit dans sa bouche avec des airs gourmands,
« Mmm… » murmura-t-elle, les yeux fermés, en le laissant fondre
dans sa bouche avant de l’avaler, « Si Dieu existe et s’il est fait
à l’image de ce gâteau… de ces gâteaux, je mourrais sûrement
d’indigestion. » Elle rit, rouvrit les yeux, se lécha prestement les
doigts — je la regardais, absolument fasciné — et, examinant ceux qui étaient
encore entassés dans le papier de soie, elle murmura encore : « Oui,
d’indigestion, vraiment. » – « Ma tante ! » dit
Agata. La princesse reporta les yeux sur elle, « Agata, dit-elle en
riant, n’écoute pas ce que je dis, ce sont des sottises… Mange plutôt ! »
Elle lui mit un nouveau gâteau dans la bouche, puis elle tourna la tête vers
moi, « Et vous, Giovanni, en voulez-vous un ? », elle me
tendit le paquet ouvert, « Laissez-vous tenter ! »
En riant, j’en choisis un sur lequel le sucre brun
avait largement coulé et débordé, à la surface duquel étaient restés
collés de petits fragments de sucre vert — le vert avait sans doute le goût
de la pistache, et le brun celui du caramel —, et quand je le mis dans ma
bouche, il fondit si rapidement sur ma langue que je crus le boire en
l’avalant. Je m’exclamai : « Princesse, que m’est-il arrivé ?
Qui êtes-vous ? Seriez-vous donc un peu sorcière ? Avez-vous le
pouvoir de faire boire ce qui solide, de faire voir ce qui est invisible, de
faire entendre des sons qui n’existent pas ? Et le pouvoir aussi de
changer toute crainte en audace ? » Elle rit de bon cœur, « Giovanni,
aviez-vous oublié que j’ai l’orgueil d’être l’égale de Dieu ?
J’ai, moi aussi, mon jardin d’Éden ! »
« Ma tante ! dit Agata, qui nous regardait
tour à tour avec l’expression butée que je lui avais vue tout à
l’heure. Vous m’oubliez ! » Je m’inclinai vers
l’adolescente, « Vous avez raison, mademoiselle. Je suis en train de
vous voler votre tante, et je n’en ai pas le droit. Je m’en vais. »
Me tournant vers la princesse, je murmurai : « Princesse, je vous
en prie, gardez pour moi le fruit défendu de votre jardin, et soyez certaine
que je le mangerai sans aucune crainte. » Dans ses yeux passa de nouveau
ce je-ne-sais-quoi de provocant qui m’excitait tellement, « Aucun des
fruits de mon jardin n’est défendu, Giovanni. dit-elle. Mais je peux vous
garder le meilleur d’entre eux. » Puis elle se retourna vers Agata.
J’examinai son visage, de profil, enfermé dans le
capuchon de dentelle noire, sous le tricorne masculin, et je m’aperçus avec
surprise que je ne la reconnaissais de nouveau plus : toute à sa nièce,
elle lui racontait maintenant d’innocentes histoires, avec une gaieté sans
apprêt, en la gavant de gâteaux, comme l’aurait fait une mère avec sa
fille — où donc était passée la princesse Tron, la Messaline, la déesse,
ou encore le joli garçon ? et quels étaient encore les autres visages
de cette femme ?
Dérouté, je me détournai d’elle, et, indécis
quant à ce que j’avais envie de faire, n’ayant pas envie de me mêler aux
danseurs, je pris le parti d’aller voir qui étaient les habitantes du
couvent. Passant derrière les visiteurs debout, par petits groupes, devant la
grille, j’avançai lentement, examinant comme je le pouvais les
pensionnaires et les religieuses : les premières n’étaient encore que
des petites filles, et les secondes, toutes blanches dans leur habit blanc,
sous leur voile blanc, me firent penser à de grands oiseaux jacassant et
battant des ailes dans une immense volière, de fort jolis oiseaux pour la
plupart, mais quand je les comparai à la princesse, je pensai que le ciel
pouvait bien me tomber sur la tête si celle-ci, malgré son âge, n’était
pas de beaucoup plus séduisante que les plus ravissants d’entre eux ;
oui, malgré son âge, cette femme avait le charme de ce qui est
insaisissable, elle était comme le vent et, sans qu’on pût prévoir ce
qu’elle serait l’instant d’après, elle pouvait être brise légère,
puis vent du soir, ou bourrasque, ou sirocco, ou tornade encore, et je me
demandai, amusé, pourquoi elle m’avait inspiré tant d’effroi ; je
pensai que, au contraire justement, c’était son caractère changeant, imprévisible
qui m’attirait maintenant, autant que la tendresse, dont elle faisait preuve
à l’égard de sa nièce, que sa violence ; je repensai à sa fureur,
tout à l’heure — ha ! les colères de cette femme étaient sûrement
d’une autre trempe que celles de la pauvre Henriette, et prendre dans ses
bras un tourbillon furieux et baiser l’œil du cyclone devait sûrement représenter
ce qu’il y a de plus enivrant pour le corps et l’esprit !… Arrivé
au bout de la grille, je fis demi-tour et, parvenu à la hauteur de la
princesse, je vis derrière Agata, à une dizaine de pas d’elle, une
religieuse assise sur une chaise, la tête tournée de côté, que la
conversation des autres n’intéressait pas et qui paraissait méditer ;
sans doute ne l’aurais-je pas remarquée parmi les autres religieuses, tant
elle leur ressemblait dans son habit blanc, sous son voile blanc, avec son
crucifix suspendu sur la poitrine, si je n’avais été surpris par une espèce
de nonchalance dans sa personne, plutôt inattendue dans cet endroit :
elle se tenait abandonnée de travers contre le dossier de la chaise, le poids
du corps porté sur une fesse, laissant apparaître nettement, sous son habit
blanc, une hanche, une cuisse large, le genou, le bas de la jambe replié
devant elle ; cette posture donnait à tout son corps une forme sinueuse,
bien qu’il parût solidement charpenté et charnu, et parce qu’il me
paraissait tellement charpenté et charnu, il me faisait penser au corps
puissant d’un boa ; la religieuse regardait de côté, ne laissant
voir, hors de la guimpe, qu’une mâchoire saillante et un œil, de profil,
posé de façon singulière sous l’arc du sourcil, et plus je la regardais,
plus elle me faisait penser à la princesse, non pas parce qu’elle lui
ressemblait, mais parce qu’elle était son antithèse absolue, solide et
calme comme la montagne quand la première était aussi changeante et
insaisissable que l’air et le vent… Était-ce parce que je la regardais,
la religieuse tourna la tête vers moi, ses yeux me fixèrent, le temps de
quelques secondes, puis se détournèrent — et elle avait des yeux
extraordinaires, des yeux de loup, posés de biais au-dessus des pommettes,
mais ce n’était pas seulement ses yeux qui étaient extraordinaires, c’était
toute sa personne ; elle était aussi extraordinaire, dans son genre, que
la princesse.
Celle-ci, devant moi, conversait toujours gaiement
avec Agata, et je pensai aussitôt que, pour bien faire, je devais la séduire
en même temps que la religieuse, pour goûter avec elle le charme d’une âme
gourmande, imprévisible et orgueilleuse dans un corps qui goûterait avec
rage ses dernières passions, et avec la religieuse le charme d’une âme façonnée
comme un continent inconnu dans un corps qu’aucun homme n’avait jamais
touché — rien que d’y penser, je bandais déjà… Je posai ma main sur
le bras de la princesse et, avec un sourire soumis, je murmurai :
« Pardonnez-moi de vous déranger, mais je souhaiterais vous demander
une faveur. » Elle se retourna et sourit, et je continuai :
« N’est-ce pas aujourd’hui Mardi gras, le jour où les dieux offrent
aux hommes ce qu’ils ne peuvent avoir le reste de l’année ? En
attendant que vous ayez rassasié votre nièce et que vous me rassasiiez moi-même
avec les fruits de votre jardin, m’offrirez-vous l’occasion d’échanger
quelques paroles avec une des créatures qui vivent ici, retirées du monde
des hommes ? En termes plus prosaïques, et c’est l’enfant que j’étais
qui vous parle, j’ai vu ici, tandis que je me promenais dans le parloir en
vous attendant, une religieuse qui, à ma surprise, ressemble à l’une de
mes sœurs, à ma sœur aînée, qui lui ressemble à un point tel qu’en
souvenir du temps de mon enfance j’aurais souhaité pouvoir la connaître.
Princesse, voulez-vous m’offrir cette faveur ? »
Je crus voir passer de la colère dans ses yeux cernés,
mais si ce fut le cas, ce fut de courte durée, comme si un voile se posait
sur son regard, et si elle ne me crut pas, elle n’en laissa rien voir ;
elle dit avec sa vivacité habituelle : « Bien entendu, Giovanni,
je ne veux surtout pas que vous vous ennuyiez ici ! »
Je m’inclinai devant elle, encore plus soumis,
« Vous savez bien, Princesse, qu’avec vous je ne m’ennuierais
jamais. Ce n’est qu’un désir d’enfant que votre nièce pourrait
m’aider à réaliser. » Je me tournai vers Agata qui, ayant entendu
que je parlais d’elle, me regardait d’un air méfiant, je sortis un ducat
de ma poche et le lui tendis, « Mademoiselle, voulez-vous me donner
votre main ? »
Agata avait changé d’expression en voyant la pièce
d’or entre mes doigts, elle passa la main entre les barreaux de la grille,
et, dans sa paume ouverte, je déposai le ducat, puis refermai ses doigts sur
lui, « En échange du service que je vais vous demander, mademoiselle,
j’aurais souhaité vous offrir autre chose, mais vous demanderez à l’une
de vos amies, quand elle viendra vous voir, de vous acheter ce que vous
voudrez. » Elle demanda : « Que dois-je faire ? »
– « Il y a dans ce parloir une religieuse à laquelle je souhaiterais
pouvoir parler quelques minutes, et je serais heureux qu’elle l’acceptât.
Voulez-vous le lui dire et me rapporter sa réponse ? » –
« Où est-elle ? » – « Elle est derrière vous,
assise sur une chaise, elle ne parle à personne. » Agata tourna la tête,
mais quand elle reporta son regard sur moi, celui-ci exprimait de nouveau la méfiance
que la vue d’un ducat, l’instant d’avant, avait pu effacer.
« Trouvez-vous, mademoiselle, que je ne vous ai
pas assez donné ? » demandai-je en riant. Je sortis un deuxième
ducat de ma poche et le lui tendis, « Et avec ceci, accepterez-vous de
parler pour moi ? »
Elle prit le deuxième ducat sans un sourire, sans un
mot — drôle de petite personne ! pensai-je, surpris —, et fit
demi-tour pour rejoindre la religieuse. Celle-ci tourna la tête vers elle,
puis vers moi. Je la vis, avec un pincement d’excitation à l’estomac, se
lever de sa chaise — voilà que le continent inconnu venait à ma rencontre !
—, j’admirai sa démarche et, dans le balancement de ses hanches qui
faisait apparaître ses cuisses puissantes, cette nonchalance qui m’avait
surpris tout à l’heure, et je fus étonné, quand elle se trouva en face de
moi, de l’autre côté de la grille, de la trouver moins grande que je ne
l’avais imaginée ; c’était l’ensemble de sa personne qui donnait
l’illusion de sa haute taille. Elle avait le visage très blanc, très
large, d’autant plus large qu’il n’était pas encadré par des cheveux,
mais enfermé dans la guimpe, sous le voile, son nez était plutôt fort, sa
bouche grande et charnue, très pâle ; mais ce qu’elle avait de plus
exceptionnel, c’étaient ses yeux, et je pensai n’en avoir jamais vu de
pareils, dont les prunelles jaunes paraissaient faites avec de l’or — et
voilà ! pensai-je, triomphant ; le continent inconnu est venu à
moi ! cette religieuse, je l’aurai aussi ! j’ai peu de temps,
j’ai quelques minutes seulement pour retenir son attention et lui donner
l’envie de me revoir, et je dois être discret, si je veux pouvoir commencer
une relation avec elle sans éveiller la jalousie de la princesse !
« Ma Sœur, lui dis-je en m’inclinant, je ne
suis pas un Pierrot, je ne suis pas un Arlequin, je ne suis qu’un homme dont
l’une des sœurs vous ressemble… vous ressemblait, devrais-je dire,
puisque je parle d’une sœur qui était déjà femme quand j’étais encore
un enfant, qui est morte il y a une vingtaine d’années, et qui, dans mon
souvenir, quand je vous vis, me parut vous ressembler tellement que je voulus
vous voir de plus près et vous parler, pour me persuader qu’une telle
ressemblance était possible… Maintenant, cependant, je m’aperçois que
son regard était différent du vôtre : j’y lisais parfois de l’hésitation,
comme s’il ne parvenait pas à cacher quelque blessure faite à son âme,
tandis que le vôtre est calme et serein… » Elle sourit ; me
sentant sur la bonne voie, je continuai : « … Et si elle
vous avait connue, si la chose avait été possible, je suis certain que, vous
voyant comme son reflet dans son miroir, votre regard pénétrant dans le
sien, et votre âme dans la sienne, cette blessure qu’elle nous cachait se
serait guérie, et elle aurait changé… »
« Mais monsieur ! dit-elle — elle avait
la voix claire, très gaie — Que voulez-vous de moi ? Je suis une
religieuse ! »
Je jetai un coup d’œil de côté : la
princesse n’avait pas repris sa conversation avec Agata, elle regardait sa
rivale avec un sourire exquis — jouait-elle la comédie, ou ne se
doutait-elle réellement de rien ? Je repris : « Ne
comprenez-vous pas, ma Sœur ? En voulant vous connaître, j’ai cru
pouvoir retrouver la tendresse de celle que j’ai perdue, la tendresse de la
seule femme qui, après la mère, représente cet idéal féminin régnant
au-dessus des passions de l’amour et de tous les sentiments qui
l’accompagnent, la jalousie, la haine et la cruauté, qui nous déchirent
notre vie durant… — l’enthousiasme m’emportait — Et vous êtes la
plus généreuse des sœurs ! Vous êtes celle de tous les hommes !
Vous êtes plus que cela encore, car, lorsque je vous regarde, je ne peux
m’empêcher de vous comparer, bien que vous soyez vêtue de blanc, et elle
de couleurs et d’or, à la Madone qui
prie de la Basilique, qui nous regarde, droite et hiératique, avec des
yeux cernés par les veilles… » J’eus envie de me mordre la langue :
comme un sot, je n’avais pas pu m’empêcher de faire du lyrisme, et même
si la princesse n’avait rien deviné de mes intentions, elle n’allait pas
manquer de faire une crise de jalousie, parce qu’une déesse et une Madone
ne pouvaient être que des rivales ! « Monsieur, je vous en prie !
s’écria la religieuse. Vous me flattez trop ! Je suis et je dois
rester une humble religieuse ! »
« Ma Sœur ! » dit Agata. Elle
tourna la tête vers l’adolescente qui l’appelait et tirait sur sa manche
en même temps, pour attirer son attention, et qui, sans ajouter un mot, de sa
main libre désigna un point quelque part dans le parloir. Elle hocha la tête,
puis, revenant à moi, reprit : « Monsieur, pardonnez-moi de vous
quitter, ma mère et mon frère sont là, ils m’attendent. », elle eut
un petit rire, « Et ils sont, en ce jour de Mardi gras, très gourmands
de ma personne. Mais je pourrai vous retrouver tout à l’heure. » Elle
inclina la tête pour me saluer et, sans attendre ma réponse, se détourna,
passa derrière Agata, caressant son épaule au passage, et elle s’éloigna.
Pris de
court, surpris par la rapidité de son départ, je restai comme un imbécile
à la suivre des yeux : je vis le haut de son voile passer derrière les
religieuses et les pensionnaires, elle réapparut à l’extrémité de la
grille et passa les mains entre les barreaux pour serrer les doigts d’une
femme, puis ceux d’un homme ; contrarié, furieux, sentant la situation
m’échapper, je me demandai comment et quand je pourrais l’enlever à sa
famille, si elle tardait à revenir…
« Ma tante ! » Malgré moi je
regardai Agata. « Ma tante, je dois m’en aller ! disait-elle. La
mère supérieure ne m’a donné que la moitié de l’après-midi pour me
punir d’avoir parlé pendant la prière ! » Je compris qu’Agata,
en s’en allant, allait faire partir la princesse et me faire partir aussi,
et que je devrais quitter le couvent sans savoir comment retrouver la
religieuse, plus tard, puisque je ne connaissais pas son nom. « Giovanni ?
dit la princesse. Ne voulez-vous pas dire au revoir à Agata ? » Je
n’osai pas regarder la religieuse, là-bas, à l’autre bout de la grille,
je fixai l’adolescente avec une furieuse envie de lui tordre le cou.
« Giovanni, répéta la princesse, Agata doit s’en aller. » –
« Au revoir, monsieur. » dit celle-ci, et elle plia le genou avec
un sourire poli et me tourna le dos. J’étais muet de fureur.
Je sentis
la main de la princesse se poser sur mon poignet, « Giovanni, venez-vous ? »
Je baissai les yeux sur elle : elle avait son sourire exquis, mais son
regard droit me disait qu’elle ne souffrirait pas d’être désobéie ;
j’examinai sa main, ses doigts faits comme de petits joncs souples, je la
comparai en pensée à celle de la religieuse, sur l’épaule d’Agata,
grande, bombée, charnue, avec des ongles allongés et des fossettes aux
articulations, comme en ont les mains des poupées, et j’eus envie de
prendre entre mes doigts cette petite main autoritaire, pour la casser ;
je revins à sa figure de joli garçon fatigué et j’eus envie de l’écraser
avec mon poing pour me venger, pour lui enlever aussi ce pouvoir de séduction
qu’il gardait malgré tout sur moi. Je soulevai sa main jusqu’à mes lèvres
et la baisai, « Vous êtes si jolie, Princesse, que vous mériteriez que
je vous fasse souffrir, dans votre orgueil et dans votre cœur. »
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