le neveu
de barbe-bleue

d’Anne-Marie Simond.

 

(Extraits)

1 : au bistrot

… Du coin de l’œil je voyais s’approcher un manteau de teddy-bear mordoré, en-dessous deux jambes en collant brun, des bottines mouillées par la pluie, c’était Kiki, j’en étais sûr, même si je ne l’avais pas vue en automne ; sa main accrocha un parapluie à la table, la table bougea si fort que mon café et mon polar glissèrent dessus et je dus les retenir des deux mains pour qu’ils ne tombent pas par terre, la banquette fit « pouf » en face de moi, elle s’asseyait sur la banquette. Elle arrivait en retard, ça m’énerva encore plus, et je continuai à lire mon polar. Elle s’exclama : « Que je sache, on n’a jamais vu lire un aveugle ! »

Je levai la tête. Assise en face de moi, les yeux dans le vague, elle désenroulait de son cou une immense écharpe jaune, se tortillait sur la banquette pour se débarrasser de son teddy-bear, et une nouvelle bouffée de son parfum me soûla presque ; elle exhiba un pull roux tout court, retira son béret brun en penchant la tête de côté, secoua ses cheveux, ébouriffa sa frange avec les doigts pour la remettre en place, et son pull remonta d’un côté sur sa peau nue (ça, c’était exprès). Elle me regarda enfin, « Tu ne m’as jamais vue ? » Je ne dis rien. Elle avait soigné sa mise en scène, la gironde de cet été avait disparu, elle n’avait plus de taches de rousseur mais du rouge à lèvres, du crayon noir autour des yeux et du gris sur les paupières, ça la changeait complètement, et avec son casque de cheveux orange, coupés droit au-dessus des sourcils, carrés sur les joues, elle ressemblait vraiment à Kiki de Montparnasse, sur l’affiche de l’expo Man Ray qu’elle avait punaisée dans sa chambre. « Tu m’reconnais pas ? », elle fronçait les sourcils, je m’en moquais et continuai à la regarder : cet été, j’avais réussi ma deuxième année de droit, les potes étaient partis, les salauds, il faisait trop chaud, alors je lézardais, je lisais, j’allais au cinéma, j’allais à la piscine ; c’est là que je l’avais vue, elle avait les cheveux mouillés, des taches de rousseur partout, dans son maillot de bain minuscule elle avait l’air d’une sauvage dodue, et un mec, en la voyant, avait commenté : « Putain, elle est gironde, celle-là », et comme je trouvais que « gironde » lui allait bien, j’avais été m’asseoir à côté d’elle. Dehors, elle portait des robes débardeurs de couleurs pétantes, jaune, orange, vert pomme, bleu électrique, elle avait l’air toute nue dedans, et les mecs devaient bander quand ils la croisaient dans la rue ; quand par hasard il pleuvait, elle portait par-dessus une pelure transparente à capuche qui faisait à chacun de ses gestes des bruits de plastique chiffonné, ça me donnait des frissons, elle aurait fait bander tous les morts de la terre. Son retard, sa tenue, ses cheveux, son maquillage, son cinéma, tout ça c’était fait pour m’exciter, et c’était réussi, parce que, dans mon état, je commençais à bander dans mon jean. Pour me venger de son pouvoir, je dis : « Tu as grossi, tu ressembles à une cochonne. »

Elle dit seulement : « Tu m’avais parlé d’autre chose au téléphone », elle ouvrit son sac posé à côté d’elle sur la banquette, y prit son portable, le posa sur la table devant elle, l’ouvrit, « Tu permets, j’attends un appel », elle se pencha, se couchant presque sur la table, « Quel temps, mes chaussures sont mouillées, je déteste ça. » Ses chichis commençaient à m’énerver, je commençai : « Je t’ai demandé de dîner avec moi et mon oncle… » Elle se redressa, la frange de travers, une mèche lui tombant sur la joue, avec un regard en biais aussi menaçant que deux canons de revolvers prêts à me tirer dans la tête, « Tu me l’as déjà dit, et j’me d’mande ce que t’as derrière la tête. Tu veux m’mettre dans son lit ? », il n’y avait qu’elle pour poser des questions pareilles, mais elle m’oubliait déjà, cherchait des yeux le garçon, « Il m’faut d’abord un café », elle se tourna vers moi, « Donald, toi qu’as une voix d’futur avocat, appelle le garçon. » Elle m’énervait, mais j’avais besoin d’elle, je levai le bras, « Un café ! » Et Kiki sourit pour la première fois, « Alors, pourquoi tu veux que j’dîne avec toi et ton oncle ? J’t’écoute, j’ai pas beaucoup d’temps. »

Devant son air furieux, je m’étais demandé si j’allais pouvoir lui présenter le complot que je préparais, et qu’elle s’y intéresse m’arrangeait, pas besoin de préambule ni d’explications compliquées, je pouvais y aller direct : « Tu voulais rencontrer mon oncle Félix, non ? Il m’a m’invité à dîner au restaurant samedi soir et m’a demandé de venir avec une amie, je pensais que tu pourrais m’accompagner, on irait… »

Kiki me coupa la parole : « Pourquoi moi, tout à coup ? »

Et moi : « Tu voulais le rencontrer, non ? »

« Oh, par simple curiosité. »

« Mais tu aimes aussi t’amuser avec les hommes ? »

« Moi ? elle avait sursauté. J’aime m’amuser avec les hommes ? »

« Kiki, ne fais pas ta bégueule ! »

« Et tu crois qu’en plus j’aime les vieux ? »

« Pourquoi pas ? »

« Ha ! On dit que c’est une pute, qu’elle aime les vieux… »

« Mais laisse-moi parler ! »

« … et on peut même la refiler à un oncle, entre hommes. »

« Laisse-moi parler, je te dis ! »

« Te fatigue pas, va ! il y a Molly derrière tout ça… », ça la fit rire. Je n’avais même pas prononcé son nom, j’étais scié. « … Et tu lui as présenté ton oncle, tu m’as laissé tomber pour Molly, elle t’a laissé tomber pour lui, et tu veux que je t’aide à récupérer cette fille qui, en plus, partage mon appartement… » Je restai muet. « Tu te d’mandes comment j’ai deviné que t’en pinces pour elle ? C’est chez moi que tu l’as vue la première fois, elle emménageait, ton empressement à porter ses cartons était tellement évident que je suis partie… Enfin, regarde-toi, rien que ta tête est un aveu, tu t’es fait couper les cheveux, avec ta raie sur le côté et tes oreilles dégagées tu as l’air d’un fils de bourge, bien sage… » Elle se tut, dérangée par le garçon qui lui apportait son café.

J’attendis qu’il ait glissé le ticket sous la soucoupe et soit parti, « Pas du tout, mes cheveux me tombaient dans le cou, sur les yeux. »

La tasse de café dans la main, elle me regarda avec un sourire de travers, « Et je devrais te croire ? T’as pensé qu’avec ça tu plairais à Molly, tu voulais avoir l’air correct ? ça n’servait à rien. Et t’es pas fier, je l’vois à la position qu’tu prends ici, t’es penché en avant, au-dessus de la table… » J’étais penché en avant, je me redressai, furieux. « … Tu n’savais pas qu’les relations des hommes et des femmes, on les reconnaît à leur position penchée en avant ou en arrière ? J’t’explique : un mec veut séduire une nana au restaurant, il doit l’accrocher avec des mots, il s’tient penché en avant pour qu’elle l’entende mieux, mais elle, elle s’en tape, elle s’fatigue pas et reste appuyée au dossier de sa chaise, elle dit le contraire de tout, tout blanc un moment, tout noir le moment d’après, et le pauvre mec finit par n’plus savoir que dire et passe ses nerfs sur c’qu’il trouve sur la table… », Kiki avait reposé sa tasse dans la soucoupe, elle poussa de côté l’une et l’autre, et au-dessus des cercles laissés par les fonds de verres sur la table, elle imita le couillon en train de réduire en confetti un emballage de morceaux de sucre, « … dans c’te situation, il peut parler que d’la pluie et du beau temps, des dernières vacances passées tout seul, et s’il dit à la fin qu’la vie de célibataire, y’a qu’ça de vrai, çui-là, c’est sûr, s’accroche à c’t’aventure comme un morpion aux poils d’une grande dégueulasse. » Satisfaite, elle se renversa contre le dossier de la banquette.

Son cinéma, ses intuitions, tout ça m’avait fait l’effet d’une poignée de gratte-culs dans le slip, je me fâchai, « Tu veux que je te dise la vérité, espèce de cochonne ? Oui, je t’ai laissé tomber pour Molly. Elle a de la classe, pas toi. Et puis, tu t’écoutes parler ? Tu as un français à gerber, « y’a qu’ça de vrai », et « çui-là », et « c’est sûr », et « c’t’aventure », et ce « morpion accroché aux poils d’une grande dégueulasse », t’es à gerber, c’est toi qui es dégueulasse. »

Elle souriait de travers, « Tu trouves que je parle mal ? Je le fais exprès, ça te fait du bien de te rappeler que toi, futur avocat prétentieux qui parle un français démodé… tu le fais exprès, c’pas ? tu penses que les infirmières sont nées dans des auges à cochons parce qu’elles torchent le cul de leurs malades, que toi, tu as couché avec une cochonne la moitié de l’été et que tu n’étais pas mécontent. Je te rappelle que tu as couché avec un baccalauréat, un diplôme d’État d’infirmière, une année d’expérience professionnelle… Oh ! et puis je vais te dire : j’aime m’amuser et faire l’amour, c’était l’été, les vacances, il n’y avait plus grand monde à Paris, je travaillais, alors un mec comme toi, ça pouvait être marrant, tu aimais ça, tu apprenais vite, mais un passe-temps seulement marrant et bon élève au lit, ce n’était pas assez », elle regarda sa montre, « J’ai encore dix minutes, alors j’aimerais savoir ce que tu trouves à cette fille qui ferme ses chemisiers jusqu’au menton comme une mamie et qui a une tresse dans le dos et des cheveux pas même poil de carotte. »

Moi, un passe-temps seulement marrant, Molly, une mamie, c’était carrément insultant, « Ho, Kiki, tu parles des mamies quand tu fais tout pour ressembler à une vieillerie du début du siècle passé, la Kiki de Montparnasse, la maîtresse de Man Ray et de tous les autres hommes qui lui sont passé dessus, après… tu es d’ailleurs une cochonne, comme elle. Enfin, tu ne sais pas reconnaître les qualités de Molly, son sérieux, son intelligence, sa culture, son élégance, son nez de grande dame… », l’humilier avec le nez de Molly, ça faisait du bien, « … et en plus, avec ton parfum d’oranges confites, tu fais mémé devant ses confitures. Elle, elle se parfume au Cuir de Russie, elle serait la descendante d’une aristocrate de l’ancienne Russie… »

Kiki éclata de rire et se renversa contre le dossier de la banquette, « Molly, une aristocrate de l’ancienne Russie ? une princesse peut-être ? pendant que tu y es, mets-lui une veste à brandebourgs, un grand manteau de zibeline et une toque d’astrakan sur la tête ? Vrai ! il n’y a qu’un pré-adolescent boutonneux pour avoir des idées pareilles, tu n’as pas d’acné/de boutons sur la figure, c’est la seule différence… Je vais te dire : elle t’a tellement impressionné que tu en es devenu sourd et aveugle : elle, intelligente ? elle est fermée comme une armoire ! et tu l’as vraiment regardée ? elle est plate comme une planche, elle s’est rongé les ongles et ses doigts sont boudinés à l’extrémité.

« Tu es bien une gonzesse, tu es jalouse. »

« Moi, jalouse de Molly ? non, je suis blessée, le jour où elle est venue voir la chambre, je me suis dit qu’avec son grand nez et son air sérieux elle ferait une parfaite coloc’, j’aurais dû me méfier. C’est toi qui es jaloux, tu la lui as déjà présentée et tu as peur qu’il s’intéresse à elle, alors tu as pensé que mon cul pourrait le détourner d’elle… en quoi t’aurais peut-être raison, elle a les fesses plates… et je suis certaine qu’elle a pris contact avec lui dans ton dos… »

« Tu bluffes. »

« … et je suis sûre qu’elle te trompe, que tu en crèves à moitié. »

« Je ne suis pas ici pour parler d’elle. »

« Pourquoi dans ce cas ? »

« Je veux donner une leçon à mon oncle. »

« Je ne fouette pas les hommes. »

Furieux, je continuai : « Je veux lui donner une leçon, c’est un procureur général, un accusateur public, et ce métier d’accusateur lui donne du pouvoir. Tu devrais l’entendre dans ses réquisitoires : quand il charge l’accusé et requiert une peine, on n’arrive pas à savoir s’il est odieux à cause de sa gueule ou s’il séduit parce qu’il a une gueule, les témoins, quand ils quittent la salle, doivent se demander s’ils n’ont pas tué leur père et leur mère sans faire attention. Alors, toi qui sais t’y prendre avec les hommes, tu vas lui montrer qu’on peut se jouer de lui. »

« Il ne m’a rien fait. »

« Et je ne t’ai pas demandé d’aller dans son lit, tu le dragueras samedi et le laisseras tomber après, enfin, tu feras ce que tu voudras. »

« Je n’ai pas dit oui. »

Elle était coriace, « Kiki, réfléchis. Avec ton charme et ton culot tu lui feras tourner la tête, ce sera une belle prise sur ton tableau de chasse : le procureur général près la cour de l’appel de Paris, chef du ministère public, tu ne l’as pas vu dans sa robe rouge sang comme la tenue du bourreau du Moyen Âge, noire comme la mort, dessus, il porte un immense col d’hermine blanche avec les queues noires des bestioles cousues dessus, il est imposant… »

« Je n’ai tué personne, ça ne m’impressionne pas. »

« Kiki, arrête, écoute-moi. Avec les femmes il joue les séducteurs, il les invite dans les bons restaurants, et comme ma tante travaille à Versailles, il en profite. Toi, la féministe, tu pourras venger tout le genre féminin. »

« Alors, que Molly s’y colle pour le venger. » Elle était comme un porc-épic, se déplaçait à chacun de mes arguments pour me présenter ses piquants, je devais changer de tactique : je me penchai vers elle au-dessus de la table, essayai de prendre ses mains, elle aimait ça cet été, mais elle l’avait prévu, elle croisa les bras sur son estomac. Je ne me décourageai pas, « Kiki, écoute ce que je dis : avec toi, je me suis conduit comme un goujat, je le reconnais », je ne regrettais rien du tout, la fin justifiait les moyens, « On ne va pas se fâcher, toi et moi, on s’entendait bien, tu te souviens… », je n’étais pas amoureux d’elle, mais penser à elle en train de baiser me mettait des pincements de regret dans le bas-ventre. Elle sourit, « Tu parles de mon bijou ? », des deux mains elle releva son pull sur son estomac, pas longtemps, mais j’avais vu sa peau couverte de taches de rousseur et je commençai à faiblir (ici, elle ne pouvait pas me montrer sa chatte et son bijou mais je les avais assez regardés, je n’en avais pas vu de plus excitants, sa chatte était dorée, cuivrée, bouclée, épaisse mais douce sous la main, et dedans les frisons de chair s’écartaient sur un petit con tout mouillé… non, il n’était pas petit, ouvert il était même tellement large, tellement mouillé et glissant qu’on devenait fou en s’enfilant dedans), et mes cinq litres de sang se mirent à taper dans mes oreilles, ma gorge et dans mon ventre, et ma bite se transforma en marteau, j’en bégayai presque, « Tu veux me faire bander, mais ça ne marchera pas. » Je bougeai sur ma chaise pour me donner du large dans le slip, Kiki éclata de rire, « Si, tu bandes, je te connais ! T’es bien un mec, t’en pinces pour Molly, mais pour tirer un coup tu es comme les autres : quand ils ont envie de ça, tout est bon, ils baiseraient même des vaches, alors pourquoi pas une cochonne ? » Je ne dis rien, elle continua, enchantée d’elle-même, « Dis donc, p’tit mec, est-ce que Molly ne te tiendrait pas la dragée haute, pour que tu aies cet air affamé de taureau en rut ? elle se ferait donc prier ? tu aurais eu plus de séances de cinéma que de baises ? » J’étais muet. « Alors elle est frigide et ça te fait débander », elle se reprit à rire, « Mon pauvre Donald, tu me parais bien puni pour m’avoir laissée tomber cet été. »
Je me levai et pris mon duffel-coat, « Ça ne te regarde pas.

« Tu t’en vas ? Mais qu’est-ce que tu voulais que je fasse avec ton oncle ? Tu ne me l’as pas dit. »

J’avais commencé à enfiler mon duffel-coat, de surprise je m’arrêtai, en me rasseyant je m’assis sur une des manches, ça me mit tout de travers devant elle. Cette chipie, de rire, en avait les yeux presque fermés, « Pauvre p’tit mec, va ! regarde dans quel état Molly t’a mis, tu en es complètement biscornu. » J’avais envie de l’étrangler, « Cesse de parler de Molly, c’est de mon oncle qu’il s’agit. Depuis que je sors avec lui je l’observe, il reçoit tout, il prend tout, il charme tout le monde, même moi, on l’aime, tu devrais le voir au restaurant, les maîtres d’hôtel, les serveurs s’inclinent devant lui. Et pourtant il ne parle que de justice, de droit, de crimes et de délits. Enfin, Kiki, si tu as réussi à me faire bander quand je suis amoureux de Molly, alors, bandante comme tu es, tu feras bander mon oncle. » Elle releva jusqu’aux coudes les manches de son pull roux et, les seins serrés sous le pull, elle s’accouda sur la table, ses doigts tapotant la table d’impatience ; elle m’attirait comme un aimant avec ses taches de rousseurs sur les avant-bras, je me mis presque à plat ventre sur la table et murmurai : « Kiki, tu mériterais que je te morde la bouche de toutes mes forces, jusqu’au sang… », elle rit, « Mais tu es trop loin pour le faire. », « … Avec toi je ne me reconnais pas, tu es une sorcière, plus j’ai appris avec toi, plus tu m’as fait perdre la tête… » Elle se retenait de rire, elle se moquait, « Tu perdrais la tête pour moi ? Ce n’est pas possible, tu l’as perdue pour Molly. », « … Tais-toi, je te dis, il faut que tu voies mon oncle, il a beau être vieux et empâté, il a de la classe, ses yeux sont si pâles qu’on les dirait pleins d’eau, ils sont toujours fixés sur vous… fais-lui du charme mais ne va pas dans son lit, je te l’interdis. »

« Là, petit mec, tu exagères. Alors, quand est-ce que tu as rendez-vous avec ton oncle ? »

« Samedi soir. »

Penchée vers son portable, elle étudia son agenda, conclut : « Okay, je t’accompagne. »

Un revirement pareil aurait pu me tuer je crois bien, et Kiki aurait tenu là sa vengeance ; une petite voix me disait : « Méfie-toi, c’est une sorcière », mais je ne l’écoutais pas, trop content d’avoir eu ce que je voulais : Kiki au lieu de Molly pour mon oncle samedi soir, le tour était joué.

« Euh, je… », le projet me paraissait tout à coup difficile à expliquer, « J’irai d’abord rendez-vous chez mon oncle, on viendra te chercher après… avant, je lui aurai parlé de toi, du Procès d’Orson Welles, c’est un vieux film, tu ne l’as sûrement pas vu, je lui dirai que tu t’y intéresses… »

Elle ferma son portable, le mit dans son sac, à côté d’elle, « Ecoute, p’tit mec, tu es plutôt confus et je n’ai plus le temps de t’écouter, je dois partir. Téléphone-moi demain soir, on établira le programme de la soirée. » Je n’eus pas eu le temps de dire quelque chose, elle repoussa la table contre moi en se levant, et tout ce qui se trouvait sur la table faillit me tomber sur les cuisses ; elle prit son manteau de teddy-bear tombé derrière elle sur la banquette, l’enfila tranquillement, prit son béret et l’enfonça sur ses cheveux carotte en me regardant avec son sourire de travers, elle prit son temps pour enrouler son écharpe autour de son cou tout en y appuyant les joues par instant pour se caresser (c’était de la provocation), saisit enfin son parapluie, se glissa entre la table et celle des voisins, et une fois à côté de moi se pencha vers moi en chuchotant : « Un mec qui utilise une nana comme appât dans le plan-cul de son oncle, je n’ai jamais vu ça, et le prix de mon cul sera plus cher que le café que tu m’offres », son souffle était chaud sur mon oreille, « Alors samedi soir, quand tu seras chez moi avec ton oncle, le procureur général, souviens-toi que Kiki de Montparnasse sur l’affiche de Man Ray, qui me ressemble tellement d’après toi, lui fera des promesses qui le feront bander… », elle rit, son souffle me rentra dans l’oreille, m’étourdit presque, « … il verra ma façon d’appuyer ma figure contre mon bras, mes yeux qui te font prendre feu… et il prendra feu, c’est un homme lui aussi… », elle s’arrêta et me tapota le haut du crâne, « J’y pense : pourquoi tu m’as cachée à ton oncle cet été ? tu avais honte de moi ? » Ma figure brûla, elle pouffa, « Oui, tu avais honte et tu jettes maintenant dans ses bras la cochonne que je suis… tu crois qu’il sera moins regardant que toi ? » Elle se redressa, « Salut p’tit mec, à demain au téléphone, tu peux compter sur moi. » Et son manteau de teddy-bear disparut de mon champ de vision.

Elle m’avait eu, j’étais terrassé par l’humiliation : dans le grand miroir qui reflétait le bistrot, je vis s’éloigner son teddy-bear, son béret, les mèches carotte qui s’en échappaient ; j’avais cru gagner la bataille, elle l’avait gagnée, et je me demandai si je pouvais compter sur elle. On aurait pu nous entendre, je regardai à gauche, à droite, tous étaient trop occupés à leurs affaires, et le bistrot était bruyant. Honteux, avec une lenteur calculée, je me levai et allai payer nos deux cafés.

[…]