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Éric Dubuc
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Préface d'Yves Kobry
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(Extraits)


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(Légende au bas de la page)


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     Alors que la plupart des jeunes artistes, du moins à cette époque, préfèrent la peinture qui autorise l’approximation et permet les effets, Éric Dubuc, épris d’exactitude, choisit le dessin, art de la rigueur, qui restera pour lui primordial. Sa peinture en est dérivée, fruit d’une lente élaboration.
     Après des premiers tâtonnements tumultueux du côté de Van Gogh, il opte pour une manière dépouillée, stylisée, où la figure est allongée et la ligne sinueuse dans une veine expressionniste. Il sera un moment tenté, surtout dans ses portraits peints, par un " misérabilisme " à la Gruber (rendu linéaire, anguleux et heurté, palette sobre et éteinte) pour traduire la détresse et la souffrance. Pourtant il ne s’y attarde pas, conscient, sans doute, d’une certaine facilité émotive. Il trouvera véritablement son expression propre à partir de 1984 dans un style réaliste et distancié, à la fois expressif et précis. La période de formation (1981-83) où il cherche sa voie sera scandée par des voyages lointains, solitaires et parfois périlleux. On retrouve ici la tradition germanique du " Erziehungs Reise " où le jeune artiste se forme et se découvre. Pour lui ce ne sera pas l’Italie classique mais l’Inde, le Népal, le Soudan, le Zaïre. Il n’est pas en quête d’exotisme (il ne rapporte aucun paysage de ses périples) mais d’aventures, d’expériences, poussé par la volonté de fuir le confort du monde occidental. Il sera confronté à la misère, à la violence, en ramènera le paludisme qui nécessitera son hospitalisation. Ce sera l’occasion d’une série d’autoportraits sombres où il se représente allongé sur son lit d’hôpital et où la souffrance sinon la détresse s’exprime avec une muette sobriété. Après quoi son œuvre va s’infléchir et s’intérioriser.
     On trouve ici la figure éternelle du jeune homme révolté, mais aussi le désarroi typique d’une génération bercée dans son enfance par les récits utopiques des années 70 qui parvenue à l’âge adulte est brusquement placée face aux réalités, au pragmatisme, voire au cynisme des années 80. Cette jeunesse qui s’est elle-même qualifiée de " génération perdue " a réagi de manière radicalement opposée. Les uns se sont jetés dans la recherche de l’argent, des honneurs, du pouvoir, les autres, les âmes sensibles, se sont trouvés en porte à faux et, pour certains, ont sombré dans la désespérance. Ce n’est sans doute pas un hasard si le jeune artiste a été influencé, fasciné même par la Nouvelle Objectivité, ce mouvement qui exprime la désillusion par une ironie glacée qui succède au lyrisme utopique de l’expressionnisme d’avant la première guerre mondiale.
     À presque un siècle de distance, Éric Dubuc a suivi le même itinéraire. Il renonce aux effets, domine ses émotions. Son inspiration s’est disciplinée, son regard s’est aiguisé, son trait est devenu rigoureux et précis. Il a lui-même tenté d’expliciter sa démarche dans une lettre : " J’aimerais essayer d’expliquer pourquoi j’en suis venu à un style plus réaliste. Je crois que le côté intimiste, que je veux éviter, est rompu par les angles et les droites. Je voudrais être le plus objectif possible c’est-à-dire montrer de façon claire un certain nombre d’éléments confus et compliqués qui m’entourent ".
     Chacune de ses grandes toiles (quatre au total) est précédée de dessins où la composition et les personnages sont mis en place avec une grande précision.
     Dans L’Accident (1984) le caractère dramatique de la scène est désamorcé par une manière burlesque qui fait songer à un cartoon : les voitures sont imaginaires, les façades tronquées des maisons ressemblent à un décor de théâtre, tandis que les badauds et les voisins semblent assister à un spectacle. Pas de pathos, pas de victime, pas de sang, même si l’un des conducteurs est montré en train d’être éjecté de son véhicule, sous le choc de la collision. Cette violence détachée se retrouve dans un dessin intitulé La Garde à vue exécuté en 1986, après une brève détention. Les détenus, personnages stylisés tout comme les matons, sont vus en retrait derrière une grille. Vision panoptique de l’incarcération, rendue en perspective centrale, comme sur un plateau de théâtre. Ici le lecteur de La Colonie pénitentiaire de Kafka rejoint le joueur d’échecs dans la restitution distanciée d’une scène réellement vécue. Car Éric Dubuc, cet être entier, révolté, romantique, est aussi un être réservé, secret, d’une extrême pudeur, qui ne confie jamais ses émotions, même à ses proches, un être cérébral, grand amateur du jeu d’échecs auquel il consacre des nuits entières et un lecteur assidu. Influencé d’abord par Dostoïevski, il découvre ensuite Kafka et surtout Musil, L’Homme sans qualités devenant son livre de chevet. Rares sont ceux qui ont lu Musil, chez un jeune homme de 25 ans, voilà qui dénote une capacité de réflexion exceptionnelle. On peut s’imaginer sans peine qu’Éric se soit identifié à Ulrich en analysant la société qui l’entoure avec une acuité et une ironie impitoyables que l’on retrouve dans ses derniers tableaux.
     Dans Le Métro (1985) Éric Dubuc met en scène des êtres qui se côtoient, parfois s’épient mais qui ne communiquent pas, enfermés en eux-mêmes et dans leur solitude. Des personnes d’âge, d’origine et de condition sociale différents qui forment un microcosme cosmopolite où règne l’anonymat et l’indifférence. Il s’est lui-même représenté " anonymement " parmi les voyageurs, à peine reconnaissable tant il a banalisé ses propres traits. L’espace confiné du wagon de métro est curieusement élargi, presque dématérialisé, pour prendre l’aspect d’une coupe de vie, de société, à la manière dont pratiquerait un biologiste en plaçant une préparation sous la lentille d’un microscope. Quelques années auparavant, en 1981, le jeune artiste avait déjà réalisé un dessin à l’encre de Chine sur le thème du métro, vision resserrée où les voyageurs compressés arboraient des mines patibulaires. En l’espace de quatre ans il est passé d’un expressionnisme cinglant à la froide neutralité de la Nouvelle Objectivité.
     On retrouve ce même agrégat de solitudes, ce détachement factice dans une toile de très grand format intitulée L’Autoportrait au bar (1985) où l’artiste s’est représenté, mieux vaudrait dire inséré parmi les consommateurs anonymes venus là pour passer le temps ou s’oublier. La scène est vue en surplomb, à distance, comme perçue par un observateur éloigné ou l’œil d’une caméra cachée. Les personnages figés sont disposés dans un espace à la fois ouvert et fermé, rythmé par la verticalité des piliers et l’horizontalité du bar.
     Le dernier autoportrait vertical, de grand format (1986) est aussi son chef-d’œuvre. L’artiste s’est représenté de profil, face à sa table de travail dans son studio des Gobelins. Il est assis sur un tabouret devant un bureau rangé mais vide, une main posée à plat, l’autre se tenant la tempe dans la position conventionnelle du mélancolique, le regard perdu fixant le mur invisible qui lui fait face.
     Chaque détail est peint avec une méticuleuse, froide et égale précision, de telle sorte qu’aucun ne ressort. À première vue, pas de préférence, pas d’affect, le regard glacé d’un entomologiste, d’où ce climat étrange où le réalisme à force de précision et de neutralité prend une dimension magique.
     Pourtant, à regarder le tableau de plus près, on découvre que le réel n’est pas anodin. Le paysage perçu à travers la fenêtre fermée laisse voir un bâtiment de style gothique tardif (le Château de la Reine Blanche) encadré par des immeubles de verre et d’acier des années 70 : raccourci architectural fortuit mais éloquent du monde de Dürer et de celui de la Nouvelle Objectivité. Dans cette pièce où la fenêtre occupe pratiquement tout l’espace, on découvre à gauche un tableau de jeunesse de l’artiste où apparaît à la dérobée un personnage décharné et effrayant, tandis qu’à droite de la scène l’abat-jour de la lampe est tronqué et le regard du peintre fixe le néant.
     On le sait, dans chaque œuvre personnelle, authentique, par-delà la volonté de représentation, perce le non-dit, l’inconscient.
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(Légende : Studio-atelier d'Éric Dubuc rue des Gobelins, plume, encre de Chine et lavis, 49 x 46 cm,
dessin déchiré puis recollé par l'artiste).
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(conception  &  réalisation :  anne-marie simond ;  copyright  ©  <éditions du héron>  2001)