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Louis Soutter et Madge
Fursman

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d’Anne-Marie Simond
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(Extraits)

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[…]

     En 1903, à trente-deux ans, Louis Soutter revint vivre en Suisse. Sur ces six années passées aux États-Unis il ne dit presque rien ; ce fut à peine s’il évoqua la Madge riche, mondaine, sa taille corsetée et sa gorge dénudée le soir pour les hommes, ses hanches serrées dans sa jupe, sa traîne étirée sur ses jambes à chacun de ses mouvements ; il ne parla pas de la Madge du jour, à cheval dans le “ Jardin des dieux ”, personne ne sut si elle montait en amazone ou comme un homme, les cuisses écartées sur la selle ; à tous il tut la Madge de la nuit, ses cheveux crantés, le drapé de ses jupes et déshabillés, ses étoffes, ses coiffeuses, ses miroirs, ses sofas, ses draps, ses parfums, l’odeur de son corps et de son sexe, et il ne donna liberté à personne de se demander si Madge avait eu de bonnes manières quand elle faisait l’amour, si ses doigts tremblaient sur son corps comme sur les cordes d’un violon, si son sexe ressemblait plus à un charmant bijou ‘art nouveau’ qu’à un monstre vorace. Mort pour Madge, dépressif, instable, excentrique, il finit par échouer dans sa carrière de violoniste. Ayant gardé le goût du luxe qu’il avait acquis aux États-Unis, dépendant de plus en plus, financièrement, de sa famille, il indisposa celle-ci au point qu’elle finit par se débarrasser de lui en le faisant enfermer, à l’âge de cinquante-deux ans, dans l’asile pour vieillards indigents que l’on sait.
     Incapable d’échapper, malgré ses demandes répétées auprès des autorités responsables, à son enfermement dans un village perdu du canton de Vaud, horrifié par la cohabitation avec des vieillards incultes que le gâtisme gagnait, il trouva quelque soulagement auprès de son violon, quand on ne le lui confisquait pas, dans l’observation de la vie au village, des habitants, des artisans, des fêtes, et celle de la nature, lors de fugues répétées et de longues randonnées en pleine campagne, où il pouvait contempler les fleurs, les roses, primevères, tulipes, pivoines, les fruits, poires, pommes, cerises, les grappes de raisin sous la treille, les frondaisons des chênes qui ne ressemblaient pas à celles des hêtres ou des marronniers ; il s’amusa du caquètement des poules, de leur énergie à gratter la terre pour permettre aux poussins de se jeter vers d’éventuels vermisseaux ainsi découverts, d’un bélier à roulettes, d’une vache en bois, sur roulettes elle aussi, tachetée de noir, aux mamelles plus grosses que le ventre. Il n’avait jamais cessé de dessiner pendant les quinze années qu’il avait vouées à son métier de violoniste, il se consacra désormais au dessin, sur des cahiers d’écolier, quadrillés ou lignés, le seul papier qu’il pouvait se procurer avec ses moyens d’indigent forcé de l’être, utilisant le crayon ou la plume, trouvant l’encre nécessaire à la poste du village quand il n’en avait plus à l’asile ; mort pour Madge comme pour les autres et n’ayant plus rien à perdre, il se moqua du regard du monde qui l’entourait, pour lequel une œuvre devait être exécutée dans les règles du bon goût et de la tradition toujours en retard de plusieurs décennies, il oublia celui des maîtres qui n’étaient plus là pour le juger, se débarrassa de la froideur du dessin académique, bien propre, sans un poil qui dépasse ni une ligne qui parte de travers, changea de technique selon qu’il utilisait le crayon ou la plume, inventant des rendus différents d’ombre ou de lumière, esquissant ou chargeant la forme, mettant un, deux, dix, vingt traits de crayon ou de plume pour un seul ou deux, les croisant, les recroisant, couvrant le papier de hachures et de lignes pour recréer ce qu’il avait vu et observé ; lui qui avait commencé des études d’ingénieur et d’architecte, travaillé avec té, équerre, tire-ligne et compas, il se moqua bien de dessiner une maison qui se tînt tout de travers, des palais et des ponts de Venise qui tremblent, une église transformée en bâton de guimauve taillé avec des ciseaux, d’emmêler les portiques et les chapiteaux d’un temple grec avec les façades de gratte-ciels américains, de réinventer les temples égyptiens ; à sa fantaisie il représenta des personnages mythiques, historiques, la Corinne de Madame de Staël poursuivant Lord Nevil de ses assiduités, des angelots baroques pareils à des Titans, des Vierges à l’enfant aussi rondes et charnues que des brebis protégées par leur laine d’hiver ; ignorant le puritanisme du milieu qui l’entourait, il faisait forniquer dieux, faunes et nymphes, bander tout ce qui ressemblait à des pénis et gonfler tout ce qui s’apparentait à des seins ou à des ventres ; pour lui, cependant, forcé de se retenir de désirer et de jouir, ce sexe auquel il ne cessait de penser finit par devenir suspect, mauvais, et ses oeufs de Pâques, s’ils étaient de solides couillons, furent dotés de têtes de rapaces, ses fruits, de jolis conins, ma foi, se trouvèrent empalés serrés sur les épines d’un arbuste grimpant sous la tonnelle, tandis que ses fleurs ornementales ressemblèrent à quelque vulve béante, gardée par un monstre à cornes ; l’allégorie de la Nuit, bâtie comme un homme, à laquelle Michel-Ange, dans la Chapelle des Médicis, avait donné une pose et un visage endormis, grimaça comme un sorcier, et ses personnages, hommes et femmes, démons, brasseurs de terre et réprouvés, qui souffraient comme lui de luxure interdite et d’amour criminel, se tordirent, s’emmêlèrent et s’entre-déchirèrent sans espoir.
     Vers 1930, reconnu par Le Corbusier, Giono, Auberjonois et des amis qui lui apportaient aide morale et financière, ainsi que du matériel de travail correct, du vrai papier à dessin de près du double des feuilles lignées ou quadrillées dont il avait disposé jusque-là, Soutter, qui approchait de la soixantaine, mit à profit ses années de travail et d’observation, et ce que les petits formats des cahiers lui avaient interdit : la surface ; d’une plume plus précise, hachurée fin, tissée, voir tricotée, tressée, avec sa connaissance du corps humain, sa science des volumes, des plis et des drapés, il composa, outre des images de la vie quotidienne, des mises en scène de personnages jouant avec des linceuls de comédie, des grotesques, deux Comédie se moquant de la Tragédie déguisée en ménagère. Toujours tordu par le désir et la frustration, par les hallucinations qu’il s’infligeait en se privant de manger, il ne dessina bientôt plus que des femmes désirables à crever, dont il essayait d’ignorer la passion qu’elles se vouaient à elles-mêmes ou les unes aux autres, au lieu que ce fût aux hommes, nues ou saisies à leur lever, en déshabillé, devant le miroir de leur coiffeuse — … qui donc était la femme ? — celle du pudique Nu à la draperie devant les frondaisons tombantes d’un arbre, assise de dos, la cheville de sa jambe repliée sous les fesses, ramenant de la main droite une draperie devant elle, pour s’en envelopper, laissant voir son dos maigre, ses omoplates sous la peau, ses iliaques saillants ? — ou celle du Miroir, le fard et les plis, devant le miroir de sa coiffeuse, assise sur les plis du dessus de lit emporté avec elle, le déshabillé sur les cuisses, éclairée de dos par la lumière venant de la fenêtre, le visage dans l’ombre, dont le reflet dans le miroir, et c’était là sa vraie figure, faisait penser à la gueule d’une guenon ? —  ou La femme et le jeune homme, vautrée, les jambes écartées, dans son fauteuil ou sur son lit, la tête rejetée de côté, se gaussant d’un jeune homme humilié, aussi maigre qu’un manche à balai, en train de se reculotter piteusement ? — ; la plus cruelle était l’Odalisque des années folles, aux cheveux coupés au carré, aux grandes dents, comme les avait Madge, en train de chevaucher un fauteuil ou un tabouret de luxe, sait-on, comme si c’était un cheval de bois — Soutter disait de Madge, à son retour des États-Unis, en 1903 : “ J’avais de vilaines dents, et ma femme en avait de très belles. Elle souriait insolemment. C’était pour moi une offense. ” — ; le sexe de la femme n’était d’ailleurs plus un bijou charmant, mais des roses drues, frisottées, serrées très fort les unes contre les autres, au centre desquelles des yeux se révulsaient ou, tout noirs, examinaient l’artiste, tandis que les chevelures féminines, transformées en volutes, que dis-je, en pieuvres, étouffaient des vases pareils à ces cucurbitacées qu’on ne peut pas ne pas prendre pour des testicules… Il parut éclater de désespoir, mêla des grappes de corps nus, les fit se tordre, comme il se tordait lui-même intérieurement, à la façon des enfants pressés par un si grand besoin d’aller aux toilettes que, les cuisses serrées fort et les pieds en dedans, ils se tortillent dans tous les sens pour se retenir ; il détailla la souffrance dans les corps, les raccourcis de la perspective sur les membres déjetés, les muscles noués aux articulations des genoux, le relâchement des ventres dans les os iliaques, l’attache des clavicules et des muscles du cou dans les épaules trop haut relevées, les ombres dans les visages, les orbites profondes, les joues creuses sous les pommettes ; il accentua encore la dimension des mains et des pieds, larges maintenant comme des battoirs ; les premières auraient pu étrangler un homme d’une seule pression, et les seconds écrabouiller celui-ci rien qu’en marchant sur lui.
     […]
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LOUIS SOUTTER
Préface de Michel Thévoz
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(conception  &  réalisation :  anne-marie simond ;  copyright  ©  <éditions du héron>  2001)