|
. [...]
On m’avait parlé souvent de ce sentier qui
part un peu au-dessus de San Lorenzo et file tout droit le long du
fleuve. Je l’avais suivi déjà sur des kilomètres sans parvenir
jamais nulle part. Des forestiers disaient qu’il traversait tous
les maquis de Toscane et d’Ombrie jusqu’aux montagnes.
Un de ces jours d’indécision et d’inventaire
personnel, je me suis mis en tête de le suivre aussi longtemps et aussi
loin que je le pourrais, escomptant vaguement que l’effort m’aiderait
à conclure.
J’avais acheté du pain et du pecorino à la
boutique du village, avais entamé la pente en douceur, tôt dans la
matinée. Parfois, le sentier redescendait dans la vallée, traversait
des champs, la cour d’une ferme ou une route de campagne, pour
remonter aussitôt dans les collines. J’avançais depuis des heures et
le soleil grillait la poussière.
Vers midi, j’avais
trouvé un paysan et lui avais demandé si c’était Suvereto que l’on
distinguait au loin. Ce n’était pas Suvereto, ni Riotorto, ni aucun
des villages que je connaissais à l’entour. Je me suis installé à l’ombre
pour manger et j’ai laissé filer les heures chaudes.
Je m’étais remis en route depuis dix minutes
à peine, lorsque le sentier se perdit dans la broussaille. La pente
descendait encore, s’égarait toujours un peu plus dans la
broussaille. J’ai planté mon bâton dans la terre et me suis mis à
explorer toutes les directions à partir de ce point de repère.
Je commençais à désespérer de trouver un
passage, lorsque j’ai senti un léger pincement au-dessus de la
cheville. Je me suis penché sur ma cheville : deux petits trous
minuscules et deux gouttes de sang. Un peu plus loin, la vipère filait
dans l’herbe grasse.
Je me suis assis dans l’herbe et j’ai commencé à me masser la
cheville jusqu’au genou. J’étais très calme alors, juste un peu
choqué, ne songeant ni à vivre ni à mourir. J’ai cherché sans y
penser mon paquet de brunes et je me suis mis à fumer en essayant d’y
voir clair.
Entendu ! je me disais. Qu’est-ce que tu
es supposé faire à présent ? Tu pourrais t’activer et te
remettre à chercher ce foutu sentier dans la broussaille. Tu finirais
bien par trouver un sentier et tu n’aurais plus qu’à le suivre et
il te mènerait certainement quelque part.
La cigarette avait un goût salé dans ma
bouche. Je restais là, comme étourdi, ressassant ça dans tous les
sens, incapable d’approfondir. Qu’est-ce que tu attends ?
Lève-toi maintenant. Tire-toi de ce merdier. Combien de temps crois-tu
tenir la distance avec ce poison dans ton corps ? Une heure ?
Une après-midi ? Où iras-tu au bout de cette après-midi ?
Alors, un grand oiseau des bois passa dans la
futaie, monta très haut dans le soleil. J’ai regardé l’oiseau et
ça n’avait plus aucun sens de bouger.
Quelque chose s’était mis à grandir dans
mon corps. Quelque chose qui montait, descendait, cherchait un chemin,
puis se logeait définitivement dans ma tête, comme un éclat de rire
épais et brûlant. Je me sentais terriblement calme. Et puis, l’instant
d’après, terriblement accablé.
La première image qui me vint fut une image d’Afrosina :
une image très vieille, et qui n’appartenait ni à ce temps, ni à
cette vie. Elle s’était mise à flotter un peu autour de moi. Et les
choses paraissaient s’éteindre à mesure qu’elle les touchait.
Afrosina parlait, mais je n’entendais aucun
mot. D’autres images se formaient dans ma tête, d’autres visages
qui me parlaient sans prononcer un mot : les choses glissaient tout
doucement de leurs lèvres. Et, à présent, je pouvais saisir
exactement ce qu’ils essayaient de me dire. Qu’est-ce que tu attends
pour bouger ? faisaient-il. Ce n’est pas très grave, je leur
répondais. C’était juste une toute petite vipère. Et j’essayais d’écouter
l’histoire d’Afrosina.
Elle était tout proche de moi, muette encore,
mais je pouvais lire son visage. Ce n’était pas son histoire qu’elle
me racontait : l’histoire de Luigino et de Mancuso. C’était l’histoire
de cette vie dans les collines. L’histoire de la terre rouge de
Toscane et de la poussière et du vent et des orages. Et il me semblait
que tout s’achevait là. Qu’il n’y avait pas d’autre existence,
d’autre fuite et d’autre conclusion que celles-ci.
Mais, pour la première fois, la voix d’Afrosina
montait, très claire et impérieuse, dans chaque région de mon crâne.
" Qu’est-ce que tu
attends ? " me disait-elle.
Et puis :
" Ce n’est pas moi qui te parlais
tout à l’heure. La chaleur et le vent te mangent les cuisses et la
tête. "
Et brutalement, je me sentais lucide. Le vent
avait repris sa prose monocorde dans la futaie. Le vent se payait ma
tête et j’allais peut-être crever là si je ne me décidais pas à
bouger.
Plus tard, en descendant au hasard la pente
devant moi, j’ai fini par trouver une ferme, avec des gens assis à
boire du vin et à rigoler dans la cour.
" Salve ! me jeta un gros
homme jovial.
– Salve, j’ai marmotté
piteusement. Je viens de me faire mordre par une vipère.
– Pose-toi quelque part, répondit l’homme.
Je vais voir ce que je peux faire. "
L’homme a franchi une porte. Un autre homme, en bleu de travail,
examinait de haut ma blessure, les deux pouces dans les poches.
" Ç’a pas l’air d’une morsure
de vipère. Tu auras dû te piquer dans les ronces.
– J’ai vu la vipère.
– Ça ne
signifie rien que tu l’aies vue. Il y a plein de ces saletés-là dans
les parages. Est-ce que tu as envie de dormir ? "
Je n’ai pas
répondu.
Je me suis remis
à me frotter bêtement la cheville et le gros homme a réapparu avec un
flacon et une seringue.
" Ce ne sera rien, me dit-il. J’ai
fait ça plein de fois sur les bêtes. "
Ensuite, il m’a planté
ça n’importe comment en dessous du genou.
J’ai repris une
cigarette et me suis laissé aller sur ma chaise. L’homme en bleu de
travail passait avec un tuyau d’arrosage dans la cour. Les femmes m’observaient
en s’éventant la poitrine des deux mains sur leurs chaises longues.
" Une fois, racontait l’une d’elles,
je me suis fait piquer derrière la maison.
– Maria ! Sers un verre d’eau au
jeune homme. D’où viens-tu, jeune homme ? Tu n’as pas l’accent
d’ici.
– De Piombino, j’ai fait.
– Tu n’as pas l’accent de Piombino
non plus.
– Nous avons des tas de connaissances à
Piombino ", reprenait une autre.
On se mit à me
citer des noms, mais je ne connaissais personne.
Le vent s’était
ranimé un peu et agitait les feuillages. Je me sentais tout à fait
bien maintenant. Un peu sonné, mais de nouveau très tranquille et
maître de tout.
Plus loin, dans la
cour, des gosses jouaient à se poursuivre et soulevaient de la
poussière derrière la maison. Une petite fille me regardait fixement,
puis se mettait à appeler : Mamma ! Mamma ! en
sautillant sur une patte comme un oiseau blessé.
[...]
.
(En photo, ci-dessus,
Rinaldo, grand-père de l'auteur). .
|