accueil


.
 

.
.

Sur les épaules du fleuve

.
.
.

de Marco Carbocci
.
.
.
.
.
.
.

..................................................................................

.


.
.
.
.
.
.
.
(Extraits)


.
[...]
     On m’avait parlé souvent de ce sentier qui part un peu au-dessus de San Lorenzo et file tout droit le long du fleuve. Je l’avais suivi déjà sur des kilomètres sans parvenir jamais nulle part.  Des forestiers disaient qu’il traversait tous les maquis de Toscane et d’Ombrie jusqu’aux montagnes.
     Un de ces jours d’indécision et d’inventaire personnel, je me suis mis en tête de le suivre aussi longtemps et aussi loin que je le pourrais, escomptant vaguement que l’effort m’aiderait à conclure.
     J’avais acheté du pain et du pecorino à la boutique du village, avais entamé la pente en douceur, tôt dans la matinée. Parfois, le sentier redescendait dans la vallée, traversait des champs, la cour d’une ferme ou une route de campagne, pour remonter aussitôt dans les collines. J’avançais depuis des heures et le soleil grillait la poussière.
     Vers midi, j’avais trouvé un paysan et lui avais demandé si c’était Suvereto que l’on distinguait au loin. Ce n’était pas Suvereto, ni Riotorto, ni aucun des villages que je connaissais à l’entour. Je me suis installé à l’ombre pour manger et j’ai laissé filer les heures chaudes.
     Je m’étais remis en route depuis dix minutes à peine, lorsque le sentier se perdit dans la broussaille. La pente descendait encore, s’égarait toujours un peu plus dans la broussaille. J’ai planté mon bâton dans la terre et me suis mis à explorer toutes les directions à partir de ce point de repère.
     Je commençais à désespérer de trouver un passage, lorsque j’ai senti un léger pincement au-dessus de la cheville. Je me suis penché sur ma cheville : deux petits trous minuscules et deux gouttes de sang. Un peu plus loin, la vipère filait dans l’herbe grasse.
Je me suis assis dans l’herbe et j’ai commencé à me masser la cheville jusqu’au genou. J’étais très calme alors, juste un peu choqué, ne songeant ni à vivre ni à mourir. J’ai cherché sans y penser mon paquet de brunes et je me suis mis à fumer en essayant d’y voir clair.
     Entendu ! je me disais. Qu’est-ce que tu es supposé faire à présent ? Tu pourrais t’activer et te remettre à chercher ce foutu sentier dans la broussaille. Tu finirais bien par trouver un sentier et tu n’aurais plus qu’à le suivre et il te mènerait certainement quelque part.
     La cigarette avait un goût salé dans ma bouche. Je restais là, comme étourdi, ressassant ça dans tous les sens, incapable d’approfondir. Qu’est-ce que tu attends ? Lève-toi maintenant. Tire-toi de ce merdier. Combien de temps crois-tu tenir la distance avec ce poison dans ton corps ? Une heure ? Une après-midi ? Où iras-tu au bout de cette après-midi ?
     Alors, un grand oiseau des bois passa dans la futaie, monta très haut dans le soleil. J’ai regardé l’oiseau et ça n’avait plus aucun sens de bouger.
     Quelque chose s’était mis à grandir dans mon corps. Quelque chose qui montait, descendait, cherchait un chemin, puis se logeait définitivement dans ma tête, comme un éclat de rire épais et brûlant. Je me sentais terriblement calme. Et puis, l’instant d’après, terriblement accablé.
     La première image qui me vint fut une image d’Afrosina : une image très vieille, et qui n’appartenait ni à ce temps, ni à cette vie. Elle s’était mise à flotter un peu autour de moi. Et les choses paraissaient s’éteindre à mesure qu’elle les touchait.
     Afrosina parlait, mais je n’entendais aucun mot. D’autres images se formaient dans ma tête, d’autres visages qui me parlaient sans prononcer un mot : les choses glissaient tout doucement de leurs lèvres. Et, à présent, je pouvais saisir exactement ce qu’ils essayaient de me dire. Qu’est-ce que tu attends pour bouger ? faisaient-il. Ce n’est pas très grave, je leur répondais. C’était juste une toute petite vipère. Et j’essayais d’écouter l’histoire d’Afrosina.
     Elle était tout proche de moi, muette encore, mais je pouvais lire son visage. Ce n’était pas son histoire qu’elle me racontait : l’histoire de Luigino et de Mancuso. C’était l’histoire de cette vie dans les collines. L’histoire de la terre rouge de Toscane et de la poussière et du vent et des orages. Et il me semblait que tout s’achevait là. Qu’il n’y avait pas d’autre existence, d’autre fuite et d’autre conclusion que celles-ci.
     Mais, pour la première fois, la voix d’Afrosina montait, très claire et impérieuse, dans chaque région de mon crâne.
     " Qu’est-ce que tu attends ? " me disait-elle.
     Et puis :
     " Ce n’est pas moi qui te parlais tout à l’heure. La chaleur et le vent te mangent les cuisses et la tête. "
     Et brutalement, je me sentais lucide. Le vent avait repris sa prose monocorde dans la futaie. Le vent se payait ma tête et j’allais peut-être crever là si je ne me décidais pas à bouger.
     Plus tard, en descendant au hasard la pente devant moi, j’ai fini par trouver une ferme, avec des gens assis à boire du vin et à rigoler dans la cour.
     " Salve ! me jeta un gros homme jovial.
     – Salve, j’ai marmotté piteusement. Je viens de me faire mordre par une vipère.
     – Pose-toi quelque part, répondit l’homme. Je vais voir ce que je peux faire. "
L’homme a franchi une porte. Un autre homme, en bleu de travail, examinait de haut ma blessure, les deux pouces dans les poches.
     " Ç’a pas l’air d’une morsure de vipère. Tu auras dû te piquer dans les ronces.
     – J’ai vu la vipère.
     – Ça ne signifie rien que tu l’aies vue. Il y a plein de ces saletés-là dans les parages. Est-ce que tu as envie de dormir ? "
     Je n’ai pas répondu.
     Je me suis remis à me frotter bêtement la cheville et le gros homme a réapparu avec un flacon et une seringue.
     " Ce ne sera rien, me dit-il. J’ai fait ça plein de fois sur les bêtes. " 
     Ensuite, il m’a planté ça n’importe comment en dessous du genou.
     J’ai repris une cigarette et me suis laissé aller sur ma chaise. L’homme en bleu de travail passait avec un tuyau d’arrosage dans la cour. Les femmes m’observaient en s’éventant la poitrine des deux mains sur leurs chaises longues.
     " Une fois, racontait l’une d’elles, je me suis fait piquer derrière la maison.
     – Maria ! Sers un verre d’eau au jeune homme. D’où viens-tu, jeune homme ? Tu n’as pas l’accent d’ici.
     – De Piombino, j’ai fait.
     – Tu n’as pas l’accent de Piombino non plus.
     – Nous avons des tas de connaissances à Piombino ", reprenait une autre.
     On se mit à me citer des noms, mais je ne connaissais personne.
     Le vent s’était ranimé un peu et agitait les feuillages. Je me sentais tout à fait bien maintenant. Un peu sonné, mais de nouveau très tranquille et maître de tout.
     Plus loin, dans la cour, des gosses jouaient à se poursuivre et soulevaient de la poussière derrière la maison. Une petite fille me regardait fixement, puis se mettait à appeler : Mamma ! Mamma ! en sautillant sur une patte comme un oiseau blessé.
    [...]
.
(En photo, ci-dessus, Rinaldo, grand-père de l'auteur).
.

  retour
à la page
<PARUTIONS>

a$haut
de page
.


(conception & réalisation :  anne-marie simond ;  copyright  © <éditions du héron> 2001)