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Le Testament à
répétition

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de Benjamin Dolingher
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(Extraits de la nouvelle LE TESTAMENT A RÉPÉTITION)
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     Si je n’avais pas visité ce pays, je n’aurais pas su qu’il y règne un régime artistique tout à fait différent de celui existant dans le reste du monde. Voici comment se sont passées les choses.
     Je suis arrivé dans la capitale de ce pays un après-midi d’hiver. Je ne suis pas descendu à l’hôtel, je me suis rendu tout de suite chez des parents éloignés que j’avais là-bas (et peut-être les ai-je encore), des parents auxquels j’avais parfois écrit.
     Le soir de mon arrivée, je me suis couché de bonne heure, fatigué du voyage. Le lendemain, je me suis promené dans les rues, j’ai été voir les nouveaux abattoirs et le planétarium. Je voulais voir encore au moins le jardin zoologique et l’usine géante de bigoudis, mais j’ai dû renoncer et rentrer tôt, parce qu’on avait reçu des invitations pour le théâtre. Comme de coutume, en pareille occasion, je me suis habillé avec soin, j’ai mis un élégant complet rose bonbon, une cravate peut-être un peu voyante, ainsi qu’une épingle avec une perle. Mais mes parents, le cousin et sa femme, étaient habillés de noir. Enfin, j’étais impatient de partir, je n’aime pas rater ce que j’appelle " l’avant spectacle " ou, plus simplement, le " défilé des têtes ". D’autant plus que j’étais dans un pays étranger, dans une ville inconnue.
     Alors que je rongeais mon frein, je me suis aperçu avec étonnement que, au lieu de se presser, mon cousin avait commencé à écrire quelque chose. Bien entendu, dans la voiture qui nous amenait au théâtre, je n’ai pas pu me maîtriser, j’ai fait part de mon étonnement, en demandant à mon cousin ce qu’il avait bien pu écrire et pourquoi il l’avait fait juste avant de partir pour le spectacle.
     – Voyons, m’a répondu mon cousin, mais j’ai fait notre testament…
     – Ça alors ! Vous qui êtes si jeunes ?
     – Cela n’a rien à voir ici, répliqua la cousine, n’oublie pas qu’on va au théâtre…
     – Je ne comprends pas du tout quel rapport peut exister entre le théâtre et le testament.
     – C’est parce que tu es étranger, tu vis dans un pays qui ne jouit pas du même système artistique, crut de son devoir de m’expliquer patiemment le cousin ; voici comment se passent les choses chez nous. Tous les habitants de la ville reçoivent, à tour de rôle, des invitations qui leur donnent le droit de s’acheter les billets à bon marché. Une fois arrivés au théâtre, nous retrouvons toujours dans la loge officielle les dirigeants du pays. À la fin de la représentation, ils demandent poliment au public de rester en place, puis descendent de la loge et passent devant chaque spectateur. Ils s’intéressent ainsi courtoisement aux problèmes de chacun : comment il se porte, comment va son travail, comment vont les gosses…
     Beaucoup de gens ont eu, de cette façon, la possibilité de se plaindre d’un appartement pas très commode ou d’un directeur d’entreprise pas spécialement complaisant ; et ils ont eu la surprise de voir, après quelques jours, que les torts qu’ils avaient signalés aux chefs, étaient réparés.
     – Tout ça c’est très bien, mais le testament ?
     – Patience, mon cher. Après s’être intéressés à nos problèmes personnels, les dirigeants arrivent à nous demander notre avis sur le spectacle. Et s’il est différent du leur, on nous invite dans une salle contiguë, spécialement aménagée derrière la scène ; là ont lieu les exécutions.
     – Comment, les exécutions ?…
     – Ceux auxquels le spectacle n’a pas plu, sont purement et simplement fusillés sur-le-champ. Qu’est-ce qui t’étonne tellement ? Si tu avais assisté à autant d’exécutions que nous, tout cela te paraîtrait normal. Il n’y a qu’à faire un effort de compréhension : qu’adviendrait-il de notre système artistique, s’il n’existait pas cette sanction ? Comment pourraient survivre les arts et la culture, s’il restait en vie des gens qui n’aiment pas nos spectacles ?
     – Ça c’est la meilleure ! Mais pourquoi êtes-vous tenu de faire part de votre vraie opinion ? Pourquoi ne pas dire aux chefs ce qu’ils veulent entendre ?
     – C’est impossible ! Les leaders ont la bonté de se déranger, de quitter leur loge en descendant jusqu’à nos places, non seulement pour nous voir et écouter nos réclamations mais aussi pour nous regarder droit dans les yeux. Cela rend inutile toute tentative mensongère. Ils savent lire la vérité dans nos yeux et si nous disions autre chose que ce que nous pensons, ils nous feraient fusiller, nous et nos enfants.
     – Il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. S’ils ont le pouvoir de deviner vos pensées, à quoi bon vous demander votre avis avec de tels égards ?
     – Mais c’est très simple : ils sont nos chefs, ils ont le devoir de connaître tous les problèmes qui nous préoccupent, de savoir comment nous apprécions les spectacles qu’ils nous offrent avec tant de générosité ; ici, on trouve cela tout à fait normal.
     – Peut-être pour vous, pas pour moi. D’après la bonne logique, enfin, la mienne, du moins, ce serait plus simple de ne pas aller au théâtre si on y est guetté par la mort.
    
– Soyons sérieux, ce n’est pas du tout logique et naturel, comme tu le prétends. L’homme n’est pas un animal, il ne vit pas simplement pour manger et dormir, il a des besoins plus élevés, culturels et artistiques…
     – Pour ma part, je me passerais volontiers d’une telle culture ! Écoutez, je vous prie de me laisser descendre au premier carrefour pour pouvoir entrer dans le premier bistrot venu. J’aimerais mieux me soûler et avoir demain des maux de tête que de ne plus avoir de tête du tout.
     – Tu n’as rien à craindre, me dit doucement la cousine, comme étranger tu ne risques rien. D’ailleurs nos dirigeants ne manquent pas de souligner chaque fois qu’il n’est pas indispensable de fusiller les étrangers. Au contraire, mieux vaut qu’ils restent en vie, libres de retourner chez eux pour pouvoir vanter les qualités de notre régime et pour lutter afin d’instaurer un système semblable, le meilleur du monde, dans leur pays.
     Bref, avant de finir cette discussion qui me paraissait, je ne sais pourquoi, un peu étrange, nous sommes arrivés au théâtre et nous avons assisté là-bas à un fastueux spectacle de ballet. Pour être objectif, je dois dire que tout était merveilleux, la salle et la représentation rivalisaient en beauté et en richesse. Tout, depuis le lourd rideau brodé d’or jusqu’aux énormes et resplendissants candélabres, donnait une impression de grandeur et de majesté, et aussi l’assurance que le gouvernement n’était pas regardant quand il s’agissait d’offrir les distractions nécessaires au peuple.
     Comme je l’ai donc déjà dit, c’était une véritable réussite et, parmi les autres spectateurs, mes cousins ne se sont pas privés de communiquer leur bonne opinion aux dirigeants du pays. Après le passage de ceux-ci, mes parents m’ont demandé si je voulais assister aux exécutions.
     […]
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